Tant d’années ont passé : soixante ans dans deux jours, plus d’un demi siècle de souvenirs qu’il va falloir gauler pour découvrir ceux qu’il veut extirper de sa mémoire. 1962, le 5 juillet, l’indépendance de son pays.
Depuis le matin, chaque fois qu’il y songe, une image fractionnée revient sans cesse, sollicitant pourtant tous ses sens, des chants patriotiques, des têtes souriantes, des cris de joie, des drapeaux, des bras levés, l’exaltation puissante d’un peuple qui réalise sa Liberté. Il ferme les yeux, en attente, il souhaite voir l’image se préciser, les fragments se rassembler, souhaitant que ce cliché s’insère comme une prise de vues au milieu d’un film qui se déroulerait devant ses yeux. En vain.
Il se dirige vers la commode-pyramide qui contient les photographies qu’il a accumulées durant tout ce temps. Elles sont soigneusement triées et disposées dans des enveloppes qu’il a classées par ordre chronologique et sur lesquelles il a noté des phrases sibyllines dont aujourd’hui le sens lui échappe parfois. Il retrouve aisément celle qui l’intéresse « 1962, immense bonheur, infinie tristesse ».
Deux instantanés. Sur le premier, il est seul, adossé au fer forgé d’un balcon, il porte un short de couleur foncée, une chemise blanche sur laquelle est nouée une cravate verte et rouge, au loin un océan de verdure, il y distingue des palmiers. C’est tout….
Le palmier a suffi. Je n’ai pas eu à faire d’efforts, tout est revenu, d’un coup, chaque détail en dévoilant un autre puis un autre : perspective, lumière, couleur… Je suis à Biskra, derrière moi la palmeraie qui borde la ville de part en part s’embrase, la luminosité est si vive qu’elle semble avaler le paysage pour le recracher en un déversement incandescent.
Nous sommes en juin de l’année 1962, l’OAS redouble de violence et de barbarie, mon père a souhaité nous mettre à l’abri, ma petite sœur et moi.
Je suis heureux, j’aime Biskra, j’adore y séjourner et par-dessus tout, pour parachever mon bonheur, mon pays va enfin être indépendant. Je n’en mesure pas encore tous les effets, je sais déjà que nous n’aurons plus à craindre les disparitions, les arrestations, les fouilles, les brimades, les militaires en pleine nuit et la peur de voir mon père partir avec eux. Nous n’aurons plus à nous sentir injustement diminués, dépréciés, méprisés dés lors que nous étions pour eux : Indigènes, Musulmans, Arabes, Kabyles, Berbères, Chaouias, Franco- Musulmans, Nord-africains …Depuis 130 ans
Des quelques années vécues pendant la colonisation, je retiendrai, par-dessus tout, ce flottement, cet émiettement.
Je me souviens de mes interrogations: Quel port devais-je rejoindre pour me sentir chez moi, partageant sans entrave avec les miens la richesse de notre diversité et de nos héritages, construisant au fil des temps notre identité, nos identités devrais-je dire? J’allais enfin cesser de flotter, éthéré, douloureux et honteux. Enfin Algérien.
Quelques jours après notre arrivée à Biskra, ce moment tant espéré a pris forme. De jeunes voisins sont venus nous proposer de participer, sous la bannière d’une association de Scouts, à la parade qui aurait lieu le 5 juillet. Quel joie de revêtir la tenue des scouts algériens aux couleurs de l’emblème national, de chanter notre hymne, guidés par des moudjahiddines en tenue, nous rencontrions enfin nos valeureux, nous n’aurions plus à fouiller un lointain passé pour les brandir comme étendard de notre reconnaissance, nous avions nos héros et ils étaient vivants.
Emu à la pensée de ces moments magiques, il prend la seconde photographie et l’examine. Une couleur domine: le bleu, bleu de la mer , bleu du ciel, bleu turquoise de la robe à encolure carrée que sa petite sœur portait ce jour-là, en arrière plan, il aperçoit une rangée de petites barques égayées de drapeaux multicolores . Il n’est pas seul, un groupe de garçons et de filles posent pour cette photo du souvenir. Il observe les visages, se reconnaît et reconnaît des jeunes du quartier où sa famille résidait à l’époque. Au milieu trône un adolescent à peine plus âgé que la moyenne des présents, il mime un salut militaire en souriant à la caméra, les autres le regardent avec ce qui me semble être de l’admiration et de l’affection. Sur la poche de sa chemise il arbore le drapeau algérien, il tient à la main une casquette de marin sur laquelle est brodé un « Z ».
La casquette a suffi. Les images se bousculent dans ma tête, les événements aussi. Zaki se démenant le 11 décembre 1961 pour seconder le seul médecin que l’armée française avait autorisé à passer les barrages pour soigner les blessés, enfants et adultes, que les soldats venaient de tirer comme des lapins pour disperser la manifestation pacifique, Zaki plaisantant, se déguisant en femme pour surprendre et amuser les voisines, Zaki notre mascotte. Mais pas seulement, Zaki le marin, le corsaire, le voyageur sillonnant la mer et nous entrainant à sa suite. Il avait accumulé un savoir encyclopédique sur l’histoire de la mer Méditerranée, savoir qu’il déversait sur nous même lorsque nous le souhaitions pas.
La Mer et l’épopée de Gilgamiche, pour notre ami un texte fondateur qui influencera profondément nous disait-il une foule de récits dans le bassin méditerranéen dont celui de la Genèse biblique et plus tard « Les milles et une nuit » en Orient, et finalement toute l’Europe.
Zaki nous parlait des croisades et de leurs conséquences sur le peuplement des pourtours de la Méditerranée, il nous racontait combien les Corsaires en labourant la mer comme ils l’avaient fait avaient changé la perception de la culture de l’Autre.
« Imaginez nous disait-il ce que les otages capturés par nos corsaires sur les frégates espagnoles, portugaises ou, françaises ont dû rapporter de leurs mésaventures, imaginez l’influence qu’ils ont dû avoir sur leurs populations et la nôtre. Imaginez, les échanges et les transactions, les petits et les grands trafics, des peuples qui s’affrontent et se mêlent pendant prés de deux siècles …ça change les peuples tout cela… »
Les jours passaient et nous découvrions tous les jours ce que la mer nous avait apporté avec les poissons et les crustacés. Nous étions reconnaissants à notre ami de nous offrir un tel savoir, de nous ouvrir de tels horizons, nous échappions ainsi à la réalité tragique que nous vivions: les arrestations, la torture et l’injustice. Notre destin nous apparaissait infime jeté dans les flots de notre mare nostrum.
Pourquoi, en ces jours de juin 1962, Zaki s’était-il aventuré si loin dans ce quartier déserté par les Algériens ? Sans doute allait-il rendre un quelconque service aux familles cernées dans le secteur qu’occupait l’OAS. Les membres de l’ALN avaient appelé la population à plus de prudence : pas de provocation, pas de bravade. Zaki riait : « Je peux aller où je veux, quel français est assez bête pour tirer sur un mec blond aux yeux bleus ? » On avait retrouvé son cadavre devant l’entrée d’un immeuble, lâchement assassiné de deux balles dans la tête. Nous l’avions pleuré des jours et des nuits, Zaki ne verrait pas l’indépendance qu’il avait tant espérée, nous avions perdu le meilleur d’entre nous.
Au plus fort des festivités qui allaient suivre, de cet immense bonheur, nous allions souvent l’évoquer avec une infinie tristesse.
Pourtant malgré ce deuil, ce fut un moment privilégié de mon existence, je ne retrouverai trace de ce sentiment de complétude que, parfois, pendant la lutte contre l’intégrisme et pendant le Hirak.
Le temps a passé. Aujourd’hui encore, soixante après, je veille sur ce qui reste de la flamme magique que m’ont offerte mes aînés, soufflant de toute mon énergie, m’essoufflant souvent je l’avoue au plus fort des attaques que mènent les jours qui passent, les événements, les désillusions, la bêtise des hommes pour étouffer l’étincelle que je tiens pourtant à mon tour à léguer à mes enfants.
Leila Hamoutene

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