La traversée, ou l’autre côté des choses
Je suis en face du miroir de mes jeunes années. Je le regarde et mes yeux reconnaissent l’enfant que j’étais. J’hésite, je doute, je me crispe, puis je m’envole pour traverser le temps vers des espaces de mémoire insoupçonnés. Je creuse là où commence ma trace. Et devant mon hésitation, les souvenirs me bousculent et m’animent d’une réalité si précise, si tenace qui me remue jusqu’à la convulsion. Je constate alors que je suis une suite de signes perdus dans l’immensité de l’histoire de mon pays, une histoire douloureuse qui a fait de moi une orpheline.
Je m’y accroche de toutes mes forces pour tenter de me nommer. Je me cache dans les vides de mon récit pour me surprendre en train de vivre l’étrange, l’inouï, l’impensé. Je respire, le souffle court de crainte d’être surprise par des questions brutales qui restent sans réponse ou par un impromptu point final.
Des espaces de cette mémoire s’effacent, d’autres au contraire se brouillent de mille traces, rendant le miroir opaque. Je m’inquiète de l’absence qui laisse une béance effrayante. Je recule pour adapter mon regard. Les signes vont et viennent au gré de la souvenance. Je me laisse prendre au jeu. Les Algériens doivent aujourd’hui se regarder dans ce face à face fluctuant en clair obscur. C’est la tâche à laquelle ils doivent s’atteler après la liesse et les péripéties qui ont suivi.
Je suis une petite histoire mais une histoire pleine de fureur à lire dans les silences de la grande histoire de l’Algérie, mon pays. J’ai appris à apprivoiser ces silences au contact des marques laissées par la main de l’homme sur la roche, au milieu de nulle part.
Engagée avec mon équipe, dans un passionnant safari scientifique à la recherche d’un art hautement humain, je tentais de retrouver mes origines lointaines. J’allais vers un lieu qui cachait dans les alvéoles de ses parois rocheuses, à plus de deux mille mètres d’altitude, le souffle de plusieurs millénaires de vie, un geste suspendu dans un espace et un temps incertain sans commencement. La technologie aidant, je découvrais des signes sous les signes, des vies sous d’autres vies, un fabuleux palimpseste qui superposait les strates d’une histoire profonde et combien riche d’enseignements sur les civilisations des peuples anciens.
Les lieux apparemment déserts, nous offrirent la surprise d’une autre trace toute récente, celle-là. Imaginez alors, un stade de handball en plein désert, pour répondre à la généralisation d’un plan d’équipement décidé depuis Alger. Les personnes rencontrées, fantômes sortis spontanément de l’immensité saharienne, avaient visiblement besoin d’autres choses. Ils faisaient de cet espace un tout autre usage.
L’homme d’aujourd’hui, avait cru bien faire en ajoutant cette empreinte incongrue à une histoire plusieurs fois millénaire.
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Nous avancions péniblement, et lorsque dans l’espace nu du désert, là où se perd l’horizon, là où la vue n’accroche que le mirage, le Targui, guide spirituel, marcheur infatigable sur les sables mouvants des majestueuses dunes du grand erg, dans une réalité à peine tangible, s’arrêta pour nous dire d’une voix caverneuse, en pointant le doigt vers un point de fuite insituable: « c’est juste de l’autre côté », un frisson me parcourut. Le temps se télescopa et je fus projetée dans un passé que je croyais enseveli.
Longtemps, il est vrai, j’ai cherché à recréer la traversée. Mille fois, j’ai refait le trajet pour le retrouver tel que je l’avais emprunté la première fois et revivre la douloureuse expérience des frontières. Je découvrais à chaque fois d’autres facettes comme si un esprit malin brouillait les pistes pour que j’en perde à jamais, les marques qui m’aideraient à remonter le temps jusqu’à cette terrible nuit. C’était comme si plusieurs frontières se superposaient dans un ordre historique fluctuant créant un espace incertain, s’allongeant de la côte méditerranéenne aux confins du Sahara. Des pans d’un passé lointain en délimitaient un tracé plus qu’illusoire, obéissant aux tourments de l’histoire tumultueuse de la région.
On peut infiniment s’égarer à la recherche des repères dans les strates de l’histoire. Notre esprit, dans un élan de survie, situe toujours les limites, de l’autre côté des réalités pénibles. La recherche se transmue en une quête de l’impossible, portée par la volonté d’accéder à d’éventuels mondes où la dignité et le bonheur sont à la portée de tous.
Deux noms me viennent à l’esprit : El Hdada, et Aïn Zana, puis tout s’efface. Une autre fulgurance jaillit avec les noms El Mrahna, Tarja, Boukabch, se suivirent dans mon esprit, une enfilade de lieux d’où parvenaient des échos lointains. Je regarde par-dessus l’épaule pour voir défiler le film des grandes batailles en me récitant des fragments d’une histoire bien apprise
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Si elle avait une importance politique et économique pour les Ottomans d’abord puis pour la France, pour les gens de la région, la frontière n’existait pas réellement. Les tribus étaient avant tout des entités humaines et spirituelles réparties au gré des alliances. On était cousins des deux côtés des 220 bornes fixées par la France pour diviser les peuples et séparer sa colonie de son protectorat. Les lignes électrifiées, lardées de mines firent le reste.
La traversée des frontières coïncidait alors, avec l’ouverture de mon esprit à la réalité historique qui nous avait privés du père et qui nous mettait dans cette galère à la conquête d’un refuge au-delà de nos forces, au-delà de l’humain. Une suite d’écartements et d’interstices dessinait une topographie de guerre et forçait une exploration nocturne de soi et des limites seulement devinées, appartenant à un inaccessible ailleurs situé abstraitement au-delà de tout.
L’ambiguïté de l’heure, des lieux et des formes effaçait le perceptible et l’intelligible. Le passage de la frontière Est vous plaçait au carrefour de plusieurs épreuves où le psychique et le biologique se confondent avec la topographie et avec les événements, dans une équipée nocturne et hivernale pour une séparation-retour à soi, enjeu d’une guerre sinueuse que se livraient deux camps et construction, de proche en proche, d’une frontière à franchir vaille que vaille, par ceux qui subissaient.
Le froid figeait nos esprits sur une seule idée : passer de l’autre côté où l’espoir nous faisait miroiter une forme de réalité meilleure. Un vent violent chargé de grêles nous frappait de plein fouet et nous empêchait d’avancer. Les contingences sécuritaires délaissaient les plaines et les beaux jours au profit de l’arrière pays montagneux et la rigueur de l’hiver. L’infranchissable Djebel Beni Salah, le redoutable djebel Mcid, l’incroyable mont des Kroumiri encore Lemrij plus au sud.
Je défaillais lentement et mes pas devenaient lourds. Ma mère s’arrêta pour m’offrir son dos. J’étais une loque humaine aux bouts engourdis, anesthésiée par la fatigue. J’étais une frontière entre la vie et la mort. Ma mère me soufflait dans les mains, sur le visage en me disant : « encore un peu, ma fille, c’est juste de l’autre côté ». Je la croyais. L’autre côté, c’était là qu’était la vie, la chaleur, le repos, la paix, les gens aimables, sans armes…L’autre côté c’était la Tunisie libre qui nous accueillait et nous protégeait contre les affres d’une guerre. Nos frères nous offraient leur pays récemment libéré où nous devions nous sentir en sécurité.
Je levais la tête, allongeais le cou dans un effort douloureux pour imaginer « l’autre côté ». La frontière devenait dans mon esprit, un miroir déformant où toutes les choses se transformaient pour devenir plus humaines. Je plongeais dans cette illusion qui me maintenait en vie.
Ma mère avançait péniblement avec mon poids sur son dos. Mon frère suivait enveloppé de sa kachabia dont la capuche le rendait méconnaissable. Elle l’avait attaché à sa ceinture pour ne pas le perdre dans les gouffres de la nuit. L’étrange cordée suivait le passeur qui disparaissait et réapparaissait au gré de furtives lueurs.
L’autre univers restait à imaginer, ses lumières, sa chaleur, ses visages souriants et le sommeil, le bon sommeil tranquille, sans peur, sans militaires… sans l’effroyable toux lointaine des mortiers. La nuit, la terrible nuit se dissipera dès qu’on aura franchi la frontière. Je me confondais à ma mère et lui volais sa chaleur, une chaleur bienfaisante qui entretenait la vie.
Zoubeida Mameria
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