Regard universel de l’auteur Jonathan Coe pour l’Europe, toujours dans le prolongement de ses deux précédents romans. Portrait de la Grande-Bretagne secouée et divisée par le Brexit.
« Comment en est-on arrivé là? C’est la question que se pose Jonathan Coe dans ce roman brillant qui chronique avec une ironie mordante l’histoire politique de l’Angleterre des années 2010. Du premier gouvernement de coalition en Grande-Bretagne aux émeutes de Londres en 2011, de la fièvre joyeuse et collective des jeux Olympiques de 2012 au couperet du référendum sur le Brexit, Le cœur de l’Angleterre explore avec humour et mélancolie les désillusions publiques et privées d’une nation en crise.
Dans cette période trouble où les destins individuels et collectifs basculent, les membres de la famille Trotter reprennent du service. Benjamin a maintenant cinquante ans et s’engage dans une improbable carrière littéraire, sa sœur Lois voit ses anciens démons revenir la hanter, son vieux père Colin n’aspire qu’à voter en faveur d’une sortie de l’Europe et sa nièce Sophie se demande si le Brexit est une cause valable de divorce.
Au fil de cette méditation douce-amère sur les relations humaines, la perte et le passage inexorable du temps, le chantre incontesté de
l’Angleterre questionne avec malice les grandes sources de crispation contemporaines : le nationalisme, l’austérité, le politiquement correct
et les identités.
Dans la lignée de Bienvenue au club et du Cercle fermé, Le cœur de l’Angleterre est le remède tout trouvé à notre époque tourmentée. » Présentation de l’éditeur
Extrait : Octobre 2010
Sophie avait connu de nombreuses déceptions amoureuses avec les années. Sa première relation sérieuse, avec Patrick, le fils de Philip Chase, n’avait pas survécu à l’université. Pendant son année de maîtrise à Bristol, elle avait rencontré Sohan, bel étudiant en littérature anglaise d’ascendance sri-lankaise qu’elle considérait comme son âme soeur. Seulement, il était gay. Tout récemment, il y avait eu Jason, comme elle thésard à Courtauld, mais il l’avait trompée avec sa directrice de thèse. Puis Bernard, qui lui avait succédé, était tellement absorbé par ses recherches sur les carnets de Sisley qu’elle avait mis discrètement fin à leur liaison sans même qu’il s’en aperçoive. Les petits amis intellos, c’est terminé ! avait-elle décidé. Si elle devait retrouver quelqu’un, et ce n’était pas une urgence, elle irait lancer ses filets au-delà des eaux territoriales de la fac. Or voilà que par chance, l’occasion s’en était présentée. Un collègue de Birmingham lui avait envoyé un mail l’invitant à candidater pour une bourse d’enseignement de deux ans. Elle avait donc envoyé son dossier et elle l’avait obtenue. Si bien qu’en août 2010, elle avait bouclé ses valises, quitté son minuscule studio de Muswell Hill pour prendre la M40 avec armes et bagages et revenir dans sa ville natale. Et, faute de mieux pour le moment, elle s’était installée chez son père. À cette époque, Christopher Potter habitait le quartier de Hall Green, dans une rue résidentielle qui partait en diagonale de Stratford Road – mais à l’écart des cortèges de voitures ininterrompus se dirigeant vers le nord comme vers le sud. C’était une maison mitoyenne et il était prévu qu’il y vive avec sa femme, mais de fait il l’occupait seul. Pendant des années, la famille avait habité York, où Lois était bibliothécaire à l’université tandis que Christopher était avocat, spécialiste du droit des victimes. Au printemps 2008, leur fille unique habitant Londres, la santé des parents de Lois donnant des signes de déclin ainsi que celle de sa propre mère, Christopher avait proposé de retourner vivre à Birmingham. Lois avait accepté, avec gratitude croyait-il. Il avait donc demandé et obtenu sa mutation à la société des Midlands qui l’employait. Ils avaient vendu leur maison et acheté celle-ci. Et voilà qu’à la dernière minute Lois avait fait une déclaration fracassante : elle ne voulait plus quitter son poste, elle n’était pas convaincue que l’état de ses parents exige qu’elle se rapproche d’eux, et elle ne supportait pas l’idée de retourner dans la ville où, trente ans plus tôt, sa vie avait déraillé à la suite d’une tragédie qui la hantait encore. Elle allait rester à York et, dorénavant, ils se verraient le week-end. Christopher avait accepté ces dispositions avec toute la bonne grâce dont il était capable et dans l’idée implicite mais jamais formulée qu’il s’agissait d’un arrangement provisoire. Cependant, la situation ne faisait pas son bonheur. Il n’aimait pas vivre seul et fut enchanté lorsque Sophie lui annonça qu’on l’embauchait, et lui demanda si elle pourrait emménager avec lui quelque temps. De son côté, elle trouvait étrange et déphasant de rentrer chez son père. Elle avait vingt-sept ans et n’avait aucunement prévu de vivre encore au foyer parental. Elle qui avait très vite aimé le cosmopolitisme populeux, spontané et passablement autosatisfait de Londres n’était guère convaincue de trouver l’équivalent à Birmingham. Et si Christopher était affable et d’un abord facile, il régnait cependant un silence pesant dans la maison. Bientôt, elle sautait sur toutes les occasions de s’échapper, ne serait-ce qu’un jour ou deux, et s’il s’agissait d’une virée à Londres, c’était encore mieux. Le jeudi 21 octobre, Sophie quitta le campus à quinze heures tapantes. Elle était d’excellente humeur, son séminaire sur les Romantiques russes avait rencontré un beau succès. Les étudiants l’adoraient visiblement déjà. Comme toujours, elle était venue en voiture : Colin, son grand-père, n’ayant plus d’assez bons yeux pour conduire, il lui avait fait cadeau de sa Toyota Yaris déclinante (l’époque où il achetait anglais par patriotisme était révolue depuis longtemps). Elle avait réservé sa place dans un train de l’après-midi pour Londres et, en l’occurrence par souci d’économie, elle avait choisi l’omnibus qui traversait les Chilterns avec terminus en gare de Marylebone. Elle se rendit donc à Solihull, où elle laissa sa voiture au parking. Elle s’était imaginé une flânerie paisible le long des artères dans une ville où, contrairement à la capitale, il était aisé de circuler en véhicule privé comme en transports en commun. C’était compter sans les encombrements, si bien qu’au bout d’à peu près une demi-heure à se traîner, elle avait compris qu’elle risquait de rater son train. Sur Streetsbrook Road, elle avait écrasé l’accélérateur, montant jusqu’à cinquantehuit à l’heure sur une voie limitée à cinquante, et s’était fait flasher par un radar au passage. […]
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