Choix de Livres à Lire aux temps de confinement : La Dépendance d’Albert Memmi.
Une sélection de livres explore plusieurs registres de différents genres. Il est difficile de classer des livres, mais nous l’avons fait selon les lectures de nos lecteurs et notre équipe pour vous.

Sur l’étagère : La Dépendance d’Albert Memmi.
Esquisse pour un portrait du dépendant Hors série Connaissance, Gallimard, parution : 11-09-1979
Qui est dépendant ?
Tout le monde, répond l’auteur, après un étonnant inventaire : l’amoureux et le joueur, le malade, le fumeur, le buveur et l’automobiliste, le croyant et le militant, nous sommes tous, chacun à sa manière, dépendants.
De qui ou de quoi peut-on être dépendant ?
À peu près de n’importe qui ou de n’importe quoi : on peut s’attacher aussi bien à une femme, à un homme ou à un chien, à une collection de papillons, à son travail, à la montagne, à un parti ou à Dieu.
Il n’y a là aucun goût du paradoxe. Interrogeant sa propre expérience comme les expériences d’autrui, Albert Memmi montre que la dépendance est une fascinante évidence.
Elle éclaire d’une manière inattendue la décolonisation, les relations actuelles entre les sexes et les œuvres de culture.
Extrait de la publication
Qui n’a pas assisté à l’affolement panique d’un enfant, perdu dans la foule d’un grand magasin, qui réclame « Maman! » et personne d’autre, que rien ne console, ni bonnes paroles, ni bonbons, ni jouets, et dont le désespoir miraculeusement se dissipe à l’apparition salvatrice ? Qui ne connaît de ces époux qui se « meurent d’inquiétude » au moindre retard de leur conjoint, et dont le malaise s’estompe comme pluie au printemps au retour de l’absent. à moins de se transformer en une colère subite? Dans la relation conjugale, comme dans la relation parentale, la simple présence de l’autre peut garantir contre l’angoisse. Dans d’autres cas, un objet, dérisoire en apparence, semble avoir une telle importance pour certains dépendants que la personne de celui qui le leur procure paraît indifférente. Il existe, on le sait une espèce de francmaçonnerie des fumeurs; on accepte une cigarette même d’un ennemi et l’on offre du tabac même à celui que l’on méprise le fumeur ne se soucie guère de l’état civil de son fournisseur c’est la fourniture qui importe. Ce sont là toutefois des situations limites. Il arrive certes que le pourvoyeur et l’objet de pourvoyance coïncident parce que l’un éclipse l’autre. L’enfant qui suce son pouce semble le préférer à tout l’univers; l’ours en peluche, offert par les parents, semblent les remplacer avantageusement. Mais, communément, trois éléments concourent à établir une équation de dépendance celui qui en attend quelque bien; le bien convoité; celui qui le lui procure. Mieux vaut retenir que la dépendance est une relation trinitaire : deux partenaires et un objet. Nous les nommerons successivement le dépendant, le pourvoyeur et l’objet de pourvoyance. Et il sera toujours instructif de se poser les trois questions Qui est dépendant? De qui? Et de quoi? On voit d’emblée que l’on n’est pas dépendant de la même manière selon que l’on est un enfant, un adolescent, un adulte ou un vieillard, un homme ou une femme les expériences et les rôles sociaux, et donc les rapports avec autrui, ne sont pas identiques. On n’est pas dépendant de la même manière selon que l’on dépend d’un être vivant, humain ou animal, d’un individu ou d’un groupe, d’un objet concret ou d’une entité il n’est pas équivalent de s’attacher à une femme, à un homme ou à un chien, à un parti politique ou à une divinité la qualité des liens et les rituels qu’ils imposent diffèrent sensiblement. On n’est pas dépendant de la même manière, enfin, selon les divers objets de pourvoyance il n’est pas équivalent de collectionner les amours, les médailles ou les papillons; il n’est pas équivalent de boire ou de fumer, de boire du vin, de la bière ou des spiritueux, de fumer du tabac ordinaire, du chanvre indien ou d’ingérer des drogues dures l’accoutumance n’est pas la même ni la toxicité. D’où, soit dit en passant, une triple perspective possible sur la dépendance selon la personne du dépendant, selon celle du pourvoyeur et selon l’objet de pourvoyance. Nous nous en tiendrons ici au point de vue du dépendant, dont le portrait est l’objet principal de ce livre. Il serait d’ailleurs vain de tenter une énumération exhaustive des objets de pourvoyance ils sont innombrables. Nous ne les mentionnerons que dans la mesure où ils éclairent la personnalité du dépendant. Et si nous nous étendons un peu plus sur le pourvoyeur, nous n’essayerons pas davantage d’en proposer une peinture directe et complète nous nous bornerons encore à ce qui, en lui, peut nous servir à mieux comprendre le dépendant. Notons enfin qu’une équation de dépendance n’est pas immuable. La vie des passions est aussi brève quelquefois que celle des fleurs du feu; les flammes se transforment en braises et les braises en cendre. En dépit de la volonté du dépendant, les pourvoyeurs vont et viennent ou varient; les objets de pourvoyance s’épuisent ou s’étiolent. Et, surtout, les années passant, le dépendant lui-même n’est plus identique. Deuil, séparation ou rencontre nouvelle, transformation du contexte, familial ou amical, événements collectifs, déprimants ou exaltants, mutation ou secousse dans son univers psychique, le profil du dépendant peut se trouver étonnamment modifié. Ses habitudes anciennes lui deviennent quasi étrangères, il en contracte de nouvelles, il paraît avoir changé de personnage et de vie. Tel joueur, qui passait ses journées et ses nuits dans les tripots, n’en conserve plus qu’une nostalgie amusée; tel buveur invétéré refuse avec fermeté la moindre goutte d’alcool. Par contre, les voilà transformés quelquefois en militant dévoué ou en croyant zélé. Bref, à l’instar de celui du dominé, le portrait du dépendant est évidemment dynamique. Nous essayerons, toutefois, d’en souligner les traits principaux, les plus fréquents et les plus stables, d’où l’on pourrait déduire tous les autres.
Le duo
Cette physionomie globale du dépendant est assurément fonction de celle de son pourvoyeur tel père, tel fils, mais aussi tel fils, tel père et même tel époux, telle épouse et l’inverse. La manière dont le pourvoyeur est, lui-même, engagé dans la pourvoyance, dont il considère, avec faveur, ennui ou révolte, son exigeant partenaire, dont il répond, plus ou moins bien, à ses demandes, retentit sur le dépendant. En retour, la conduite du pourvoyeur n’est pas indépendante de celle du dépendant. Tout enfant, on le sait, est l’enfant d’une mère donnée, mais tout enfant marque la naissance d’une certaine mère. Si l’émotivité, ou la froideur de la mère influe sur le développement de son enfant, le caractère de celui-ci, son aisance à vivre ou ses difficultés ne sont pas sans conséquences sur le destin de sa mère. « Lorsque je remplace l’un de mes collègues, confie un médecin, je peux tracer son profil à partir de ses patients. »
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