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Sur l’étagère : La Taupe de John Le Carré
Londres au temps de la Guerre Froide. Il est devenu évident, sans contestation possible, que quelque part au plus haut niveau des services de renseignements britanniques se trouve un agent double : une « taupe » profondément installée dans leur texture même, depuis peut-être plusieurs décennies, par le Centre de Moscou. Et il est non moins évident que ce ne peut être qu’un parmi les cinq hommes : de brillants sujets, complexes, qui ont fait leurs preuves dans l’action, qui ont travaillé en étroite collaboration au long des années, qui se respectent et comptent les uns sur les autres – malgré les heurts de caractère, les différences de caste et de sensibilité, malgré l’impératif fondamental de leur profession : ne se fier à personne. C’est George Smiley, un des cinq, le plus brillant peut-être et le plus compliqué de tous, qui est chargé de débusquer la taupe et de la détruire. Peu à peu un palais d’illusion s’effondre, un mirage se dissipe. Presque avec nonchalance, à mesure que le roman s’achemine vers son stupéfiant dénouement, le Carré nous donne une vision totale du monde des services secrets. Avec, une fois encore, ce don incomparable pour évoquer les obscurs labyrinthes du monde de l’espionnage international. La Taupe est le premier volet de la « trilogie des Karla », l’œuvre d’un témoin lucide et passionné de son temps, qui, mieux que bien des chroniqueurs professionnels, a eu l’art, en trois romans éblouissants d’intelligence, d’évoquer tout un pan de notre Histoire, celui de la Guerre Froide.
Extrait :
En vérité, si le vieux major Dover n’avait pas été foudroyé par une crise cardiaque aux courses de Taunton, Jim n’aurait jamais mis les pieds chez Thursgood. Il arriva au beau milieu d’un trimestre sans rendez-vous préalable – c’était en mai et pourtant on ne l’aurait jamais cru à voir le temps – envoyé par une de ces officines spécialisées dans le remplacement des professeurs de cours privés, pour continuer les classes de Dover en attendant qu’on eût trouvé quelqu’un qui ferait l’affaire. « Un linguiste », annonça Thursgood à la salle des professeurs, « une mesure provisoire », et d’un geste de défense il repoussa la mèche qui lui pendait sur le front. « Priddo. » Il épela : « P-R-I-D… » Le français n’était pas la spécialité de Thursgood, aussi consulta-t-il sa feuille de papier. « E-A-U-X, prénom James. Je pense que ça ira bien jusqu’à juillet. » Les professeurs comprirent tout de suite : Jim Prideaux était le pauvre Blanc de la communauté enseignante. Il appartenait au même pitoyable groupe que feu Mrs Loveday qui avait un manteau d’astrakan et que l’on traitait comme une petite déesse jusqu’au jour où elle signa des chèques sans provision, ou que le défunt Mr Maltby, le pianiste, que la police avait convoqué un jour en pleine répétition de la chorale pour qu’il vînt l’aider dans son enquête et qui, aux dernières nouvelles, l’aidait encore aujourd’hui puisque la malle de Maltby était toujours dans la cave en attendant des instructions. Plusieurs de ses collègues, mais surtout Marjoribanks, étaient d’avis d’ouvrir cette malle. Elle contenait, affirmaient-ils, certains trésors disparus : par exemple, la photo dans un cadre d’argent de la mère libanaise d’Aprahamian ; le couteau de l’Armée suisse de Best-Ingram et la montre de l’intendante. Mais Thursgood opposait à leurs prières un visage de marbre. Cinq années seulement s’étaient écoulées depuis qu’il avait hérité le collège de son père, mais elles lui avaient appris que certaines choses ont intérêt à rester sous clef. Jim Prideaux arriva un vendredi sous une pluie battante. La pluie déferlait comme la fumée d’une canonnade sur les combes brunes des Quantocks, puis balayait les terrains de cricket déserts pour fouetter le grès des vieilles façades. Il arriva juste après le déjeuner, au volant d’une vieille Alvis rouge, avec en remorque une caravane d’occasion qui jadis avait été bleue. Les débuts d’après-midi au collège Thursgood sont une période tranquille, une courte trêve interrompant le combat incessant qu’est chaque jour de classe. On envoie les élèves faire la sieste dans leurs dortoirs, les professeurs prennent le café dans la salle commune en lisant les journaux ou en corrigeant les devoirs. Thursgood lit un roman à sa mère. De tout l’établissement, donc, seul le petit Bill Roach assista en fait à l’arrivée de Jim, vit la vapeur qui jaillissait du capot de l’Alvis tandis qu’elle dévalait en hoquetant l’allée de gravier, les essuie-glaces fonctionnant à toute vitesse et la caravane frémissant à sa poursuite en franchissant les flaques.
Roach, en ce temps-là, était un nouveau qu’on jugeait un peu obtus, pour ne pas dire arriéré. Le collège Thursgood était son second cours privé en deux trimestres. C’était un enfant rond et gras qui avait de l’asthme, et il passait de longs moments de sa sieste agenouillé au bout de son lit à regarder par la fenêtre. Sa mère menait grand train à Bath, et de l’avis unanime il avait le père le plus riche de l’école, distinction qui coûtait cher au fils. Venant d’un foyer désuni, Roach était aussi un observateur-né. Il vit Jim passer sans s’arrêter devant les bâtiments du collège mais continuer le virage jusqu’à la cour des écuries. Il connaissait déjà la disposition des lieux. Roach se dit par la suite qu’il avait dû effectuer une reconnaissance préalable ou étudier des plans. Même lorsqu’il arriva dans la cour il ne s’arrêta pas, mais fonça vers la pelouse de gauche sans ralentir pour conserver son élan. Puis il franchit le monticule et se précipita droit dans le Creux où il disparut. Roach s’attendait presque à voir la caravane se disloquer en passant le bord tant Jim arriva vite, mais seul l’arrière se souleva et elle plongea comme un lapin géant dans son terrier.
Le Creux appartient au folklore du collège Thursgood. Il se trouve dans une parcelle de terrain vague entre le verger, la resserre à fruits et la cour des écuries. A y regarder de près, ce n’est qu’une dépression du sol, tapissée d’herbe, avec du côté nord des monticules de la taille à peu près d’un jeune garçon et couverts de fourrés qui, en été, deviennent spongieux. Ce sont ces monticules qui donnent au Creux ses vertus particulières de terrain de jeux et aussi sa légende, qui varie selon la fantaisie de chaque nouvelle génération d’élèves. Ce sont les vestiges d’une mine d’argent à ciel ouvert, dit-on une année, et l’on se met à creuser avec enthousiasme en quête de la fortune. C’était un fort construit par les Romains, dit-on une autre année, et l’on organise des batailles à coups de bâton et de mottes d’argile. Pour d’autres le Creux est un cratère de bombe datant de la guerre et les monticules sont des corps assis ensevelis par le souffle. La vérité est plus prosaïque. Il y a six ans, et peu de temps après son départ précipité avec une réceptionniste de l’hôtel du Château, le père de Thursgood avait lancé un appel pour l’installation d’une piscine et persuadé les élèves de creuser un grand trou avec un côté plus profond que l’autre. Mais l’argent qui rentrait ne suffisait jamais tout à fait à financer cet ambitieux projet et il se trouvait donc gaspillé sur d’autres améliorations telles que l’achat d’un nouveau projecteur pour les cours d’histoire de l’art et un plan de culture des champignons dans les caves du collège. Et même, disaient les mauvaises langues, pour mettre un peu de beurre dans les épinards de certains amants clandestins lorsqu’ils finirent par s’enfuir en Allemagne, le pays natal de la dame. Jim ne savait rien de tout cela. Il n’en est pas moins vrai que par pure chance il avait choisi l’unique coin du collège Thursgood qui, aux yeux de Roach, était doué de propriétés surnaturelles.
Roach attendit à la fenêtre mais il ne voyait plus rien. L’Alvis aussi bien que la caravane avaient disparu de son champ de vision et, sans les traces mouillées et rougeâtres sur l’herbe, il aurait pu se demander s’il n’avait pas rêvé toute cette scène. Mais les traces étaient bien réelles aussi, quand la cloche sonna la fin de la sieste, chaussa-t-il ses bottes de caoutchouc et s’en alla-t-il patauger sous la pluie jusqu’au bord du Creux pour inspecter les lieux : il y découvrit Jim vêtu d’un imperméable militaire et coiffé d’un extraordinaire couvre-chef, à large bord comme un chapeau de brousse mais velu, avec un côté retroussé dans un style de pirate désinvolte et l’eau qui en ruisselait comme d’une gouttière (…)
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