Sara, automne 2012
Avec la liesse populaire, l’indépendance nous a apporté, le lot de déceptions qui accompagne les trop grands bonheurs : nous y avons été d’autant peu réceptifs que nous avions attendu bien trop longtemps cette délivrance, nous désirions en jouir, seulement en jouir. Les années qui ont suivi ont été les plus belles de ma vie et celles pendant lesquelles j’ai ressenti le plus grand besoin de Warda : j’aurais aimé qu’elle vive ces moments magiques. La France me semblait lointaine et presque étrangère, j’avais la sensation que son regard critique et dévalorisant ne pèserait plus sur nous, que nous n’avions plus à nous mesurer à son aune et que nous allions enfin inventer nos propres critères, notre propre système de valeurs. Mon exaltation n’avait pas de limites, elle était en accord avec ce qui se passait dans notre pays et dans le monde entier : des peuples se libéraient et nous étions au cœur de ces mouvements, je rencontrais des jeunes hommes pleins d’espoir qui voyaient en la femme leur égale, je terminais ma médecine, Nabil entrait dans ma vie, j’étais amoureuse, ma fille Assia est née comblant une partie du vide laissé par la disparition de ma sœur.Après l’indépendance, j’ai fait partie de l’élite intellectuelle du pays, je me souviens d’ailleurs de ma fierté, de mon bonheur et de celui de mes pairs -ceux qui avaient eu la chance de faire des études supérieures, de parler la langue et de connaître la culture de l’occupant, « culture de nécessité » qui tournait à notre avantage puisqu’elle nous permettait d’être utiles. Mais, ce qui était une force est devenue au fil du temps une faiblesse et presque une trahison. J’avais beau faire mienne la conviction de Kateb Yacine que cette connaissance constituait notre butin de guerre et que nous devions en tirer profit, le trouble s’était insinué dans mon esprit et le
doute s’y était installé. D’autres s’employaient à miner la confiance que nous avions dans l’avenir du pays, ils plaçaient la méfiance et la division au cœur de tous les débats. Autour de nous, rien ne semblait vouloir demeurer dans l’état, des peuples se soulevaient, des régimes s’effondraient, l’URSS était démantelée, des complots se tramaient, des alliances se défaisaient, d’autres voyaient le jour, certaines contre nature, il n’y avait pas de raison pour que ce changement épargne l’Algérie.J’étais impliquée dans la vie politique et sociale du pays, je me tenais informée, je participais aux réflexions et aux manifestations qui s’organisaient surtout dans la capitale, pourtant rien n’aurait laissé augurer une telle dégradation de la situation. La flambée de violence inouïe que s’est s’abattue sur nous semblait être le fruit d’un complot tout droit sorti des divagations d’un dément en proie aux hallucinogènes. Même les premiers signes extérieurs du fondamentalisme naissant ne nous avaient pas préparés à une telle barbarie. La rage au cœur, ma fille Assia me racontait les brimades parfois les violences que ses collègues universitaires et elle-même subissaient. Je veux me retourner sur le passé des miens, en faire une source de richesse sans subir pour autant le sort d’Orphée condamné à se voir mourir d’amour en se retournant sur le sien. Je veux le faire sereinement, quand je veux. Traverser l’Achéron, le Cocyte et même le Tartare pour m’ancrer davantage dans cette terre qui est mienne et en assumer la douloureuse l’histoire. La colonisation, c’est fini, je veux m’en libérer et avoir le loisir de considérer nos défaites et nos victoires en grande personne, chaque fois que cela peut m’être utile pour comprendre une faiblesse ou une force. Du legs des miens je veux garder ce qui peut me permettre de mieux vivre, nos valeurs de partage et d’humanité même si elles paraissent archaïques, l’animisme de ma grandmère pour la même raison. Je veux me ré-concilier avec nos héros en ce qu’ils ont d’humain, avec mes aïeuls les plus lointains et ceux qui me sont si proches. Mon monde à moi se trouve entre ciel et terre, entre Nord et Sud, entre homme et femme, entre passé et avenir, c’est-à-dire dans ce qui les rapproche. Il est aussi dans la vie que je mène avec les miens ceux qui me ressemblent, ceux qui acceptent ceux qui sont différents et ceux qui sont différents malgré tout ce qui nous sépare.
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire