La commémoration du cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon (1925-1961) est utile pour élaborer, dans l’échelle immémoriale du temps, le bilan d’un penseur-intellectuel dont l’importance n’est plus à démontrer. Avec le recul, cet inventaire se veut un simple instrument de travail devant renseigner davantage le lecteur intéressé qui se doit de se référer directement aux ouvrages de ou sur Fanon, un psychiatre, un militant, un essayiste, afin de lui rendre le rang important qui lui sied aujourd’hui en Algérie et dans le monde. Notre action est double puisqu’elle dégage d’abord combien en Algérie on a assisté à une réception biaisée de son œuvre-vie, pour souligner ensuite que l’édition (en langue française) lui a manifesté un intérêt constant, sinon récurrent.
I-Une réception biaisée en Algérie:
En Algérie, Fanon fait l’objet d’une perception mitigée en corrélation avec les gouvernances des présidents de la République en exercice, et les préjugés ou inimitiés de ceux qui l’ont connu ou peu étudié. Une image des plus positives semble se dégager sous Ahmed Ben Bella (1962-1965). Fanon est largement consacré à titre posthume : un magnifique boulevard et un beau lycée à Alger ainsi que l’hôpital de Blida portent son nom, de larges extraits de sa pensée sont publiés dans l’hebdomadaire El Moudjahid en 1963. Le premier -et unique- grand prix National des Lettres, instauré par la présidence de la République, lui est décerné en 1964. Ben Bella lui rendra plus tard hommage dans un article au titre-programme significatif Ni Che Guevara ni Camus, c’est-à-dire que Fanon n’est pas un révolutionnaire activiste ou un guérillero dont «il ne faut pas faire un Camus l’étranger» (Sans Frontières, février 1982, p. 22).
Le dilemme est là depuis le temps de la guerre : du fait de sa «différence», Fanon est (pré) jugé anticonformiste par rapport à la « norme » du FLN.
Un lancinant silence:
À l’époque du président Houari Boumediène (1965-1978), on pourrait presque évoquer une conspiration du silence. Si les œuvres de Fanon, éditées par François Maspero, sont largement disponibles dans les librairies (dans les célèbres collections Les Cahiers libres ou petite collection maspero), il n’en demeure pas moins que, paradoxalement, un incompréhensible silence régnait. C’est ainsi que la figure de Fanon est totalement absente au Colloque d’Alger sur l’impérialisme des 21/24 mars 1969 (Alger, SNED, 1970), elle qui a fustigé sans cesse cette «bonne conscience de l’universalisme occidental». On ne trouve également aucune mention de son nom lors du Symposium d’Alger (21 juillet-1er août 1969) sur la culture africaine (Alger, Sned, 1969) du Premier festival culturel panafricain, placé pourtant sous les accents fanoniens de libération des peuples de «l’aliénation coloniale». Seule l’année 1971, correspondant à la première décennie de sa mort, brisa quelque peu le mur de l’incompréhension, par des initiatives personnelles. Il y a au préalable Algérie Actualités (5-11 décembre 1971), déjà hebdomadaire peu orthodoxe qui consacre un dossier de huit pages à Fanon : deux textes de Malek Alloula dénonçant le « halo de silence » entourant une œuvre ou recommandant le « commentaire » ( livre ) de Renate Zahar ( nous y reviendrons ), ne serait-ce que par sa primauté, et un long article d’Abdelghani Megherbi dont le titre Frantz Fanon apôtre de la non-violence est trompeur puisqu’il s’agit d’une biobibliographie avec de nombreuses divulgations et de rares inexactitudes. Il y a ensuite Philippe Lucas, professeur coopérant à Alger et ami de ministres, qui publie une version refondue et abrégée de sa thèse de troisième cycle en sociologie sur L’œuvre de Frantz Fanon, contribution à une anthropologie de la libération. Dédiée à son maître Lucien Goldmann qui venait de mourir (1970), l’étude est une analyse marxiste de la théorie de décolonisation chez Fanon. D’une lecture très perspicace, souvent convaincante, son interprétation de l’œuvre est suivie de précieuses annexes mais pas d’une table des matières. Cette parenthèse de l’année 1971 est vite fermée. En 1974, à l’occasion du XXIVème Congrès international de sociologie, Alger, 25-30 mars 1974 (Alger, OPU, 1974, deux tomes) ayant pour problématique «Paysannerie et Tiers-Monde» -un thème fanonien par excellence- le nom de Fanon est occulté au niveau des résolutions ou des allocutions officielles du ministère de l’Enseignement supérieur, alors que étonnamment, il figure dans le programme de licence de sociologie avec Sociologie d’une révolution comme ouvrage de référence (arrêtés ministériels de juin 1974). Durant cette longue période des années 1960 et 1970, aucun travail universitaire n’a été soutenu sur Fanon au niveau de l’université algérienne tandis qu’un seul article, celui du toujours Philippe Lucas extrait de sa thèse, est publié sur son œuvre dans la Revue algérienne des sciences juridiques économiques et politiques (Faculté de droit, Alger, n°4, 1972).
L’avènement du président Chadli Bendjedid est annonciateur d’une relative liberté dans tous les domaines (1979-1992). Côté officiel, il y a eu la participation d’une délégation du FLN au mémorial de Fort-de-France de 1982 mais pas à celui de Brazzaville en 1984 (voir bibliographie). Côté universitaire, 1982 est l’année des premières manifestations publiques consacrées à Fanon en Algérie indépendante, vingt ans après. Une journée d’hommage, en date du 25 septembre 1982, a été organisée par l’université d’Alger et le Cridssh d’Oran. La première publie ses actes dans le fascicule ronéotypé Kalim (sous la direction de Christiane Achour), renfermant de très originales interventions de cette dernière et de Zineb Ali-Benali, Claudine Chaulet, Marie-Françoise Chitour, Dalila Morsly et Mourad Yellès-Chaouche. Le Centre d’Oran publie un inédit de Fanon, Etudes et recherches sur la psychologie en Algérie, des notes de cours dispensés à Tunis en 1959-1960 autour de la Rencontre de la société et de la psychiatrie. Dans sa courte présentation, Abdelkader Djeghloul souligne le triple intérêt de la publication : un hommage, un document, une genèse des idées de force des Damnés de la terre. Compte-tenu de leur publication artisanale et de leur diffusion restreinte, ces deux références, importantes, faut-il le souligner, demeurent inconnues de la grande majorité des spécialistes ou lecteurs de Fanon. Enfin, deux moments forts sont à enregistrer : la mémorable Rencontre internationale sur Frantz Fanon des 10-15 décembre 1987 à Alger, Centre de Riad El Feth, avec dénomination d’une salle Le Cercle Frantz Fanon, la parution d’un cahier spécial de Révolution Africaine, Fanon au futur (n° 1241 du 11 décembre 1987) renfermant des écrits de Benamar Médiène, Mourad Bourboune, Madjid Kaouah et des entretiens avec la veuve Josie Fanon et M’Hamed Yazid. Les actes de cette première manifestation officielle consacrée à l’auteur de L’An V de la révolution algérienne en terre algérienne libérée n’ont malheureusement jamais paru. Cela est d’autant regrettable que les interventions du commandant Azzeddine, de Pierre Chaulet, Charles Geronimo, Rédha Malek, Omar Oussedik et tant d’autres compagnons de lutte du défunt (sans oublier le fils Olivier Fanon), sont riches en informations, détails, anecdotes et émotions. À cela, s’ajoute la publication en 1990 d’une Anthologie de la littérature algérienne de langue française -Histoire littéraire et anthologie (1834-1987) de Christiane Chaulet-Achour (Paris-Alger, Bordas-Epa, 1990), laquelle place Fanon parmi les figures emblématiques qui ont forgé la « patrie algérienne».
Durant les années 1990, et bien avant la disparition de l’Enal ex-SNED en 1996, les livres de Fanon ne sont plus importés et sont donc indisponibles dans les librairies. D’où la réédition en Algérie en 1993 de deux titres : Les Damnés de la terre et Peaux noires, masques blancs, tous deux publiés par l’Enag, dans l’excellente série Anis. Pour le premier, la suggestive introduction biobibliographique de Claudine Chaulet -un témoin capital de sa vie- retrace avec précision le parcours d’un penseur pris dans l’exaltation de la décolonisation en tant qu’acteur et témoin de l’Histoire en train de se réaliser. Pour le second, la présentation polémiste de Mohamed-Lakhdar Maougal dénonce particulièrement «la censure» sournoise dont Fanon est le sujet en Algérie, de surcroît face à la méconnaissance du public estudiantin ou cultivé. Hormis cette double action louable à plusieurs titres, Fanon ne fait plus l’objet que de quelques rares articles dans la presse dite indépendante qui a émergé à compter de 1990. Retenons celui d’Arezki Métref, Frantz Fanon, homme-Frontière (Ruptures, Alger, n°9, 9-15 mars 1993) qui s’interroge avec justesse sur l’algérianité d’un homme contestée par quelques esprits chagrins et réducteurs ou le dossier de l’hebdomadaire Le Siècle (n°15, 20-26 octobre 1999) qui titre Fanon l’Algérien.
Une réhabilitation méritoire:
Après une longue mise à l’écart dont les enjeux sont difficiles à circonscrire, c’est la réhabilitation officielle de Fanon avec le président de la République Abdelaziz Bouteflika de retour au pouvoir en 1999, lequel l’a rencontré personnellement à Tunis comme en témoignent de nombreuses photographies. Le président de la République l’a élevé à la dignité de Athir, la plus haute distinction algérienne et a préfacé la réédition de Les damnés de la terre (2009), dans une collection du ministère de la Culture qui comprend aussi la réédition de Frantz Fanon, portrait (2009), d’Alice Cherki. Dans sa préface, Bouteflika nomme à trois reprises «Frantz Omar Fanon» (patronyme dans lequel il est décédé) comme pour mieux l’enraciner dans une identité algérienne qu’on lui conteste depuis l’indépendance. Il invite aussi à lire l’ouvrage autrement, en retenant «l’intuition géniale» de Fanon à l’encontre de l’européocentrisme (la «Non-Europe») prônant un «nouvel humanisme fondé sur l’unité différentielle du genre humain» (...)
Suite de l’article dans la version papier
abonnez-vous à L’ivrEscQ
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire