Il est des livres comme « Une farouche liberté » que l’on a du mal à oublier en ce 8 mars ; c’est le refus de l’omerta devant les causes justes. Un livre d’entretien avec la journaliste Annick Cojean où Gisèle Halimi revient sur son enfance en Tunisie avec une mère peu aimante qui n’avait d’yeux que pour son fils aîné si adulé. Un commencement qui rappelle le préambule du roman «Mes hommes» de Malika Mokaddem.
Dans «Une farouche liberté» Gisèle Halimi revient sur la moudjahida Djamila Boupacha, fragment du récit tout aussi poignant que bouleversant :
Comment avez-vous rencontré Simone de Beauvoir ? L’aviez-vous beaucoup lue? Faisait-elle partie de vos phares ou de vos grandes inspirations ?
J’avais lu Le Deuxième Sexe à 23 ans avec un mélange d’émerveillement et de stupeur. Car c’était vraiment incroyable : un livre mettait des mots sur mon vécu, ma révolte initiale, mon indignation permanente concernant la dépendance et l’humiliation des femmes. Il donnait des clés pour analyser les rapports entre les sexes et expliquer cet inexorable malheur de devenir femme. Parce qu’on le devient… « C’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de “féminin” », écrivait-elle, en prouvant que la différence entre condition masculine et condition féminine était essentiellement culturelle. C’était excitant, bousculant, galvanisant ! J’avais l’impression qu’une sorte de lumière éclairait soudain mon chemin.
Jusque-là, mon féminisme avait été purement instinctif, construit par bribes au fil de mes expériences. Et voilà qu’une femme, qui n’avait pas souffert de la pauvreté, pas subi la domination des mâles de sa famille ni été menacée de mariage forcé à 15 ans mais au contraire encouragée à s’épanouir dans les études, le théorisait brillamment. Elle universalisait la condition des femmes. Et moi qui me sentais alors si seule dans ma révolte prenais brusquement conscience d’être incluse dans une communauté immense. (p. 34)
Le dossier de Djamila Boupacha a justement été l’occasion de briser ce tabou et de dénoncer la torture par le viol. En acceptant la défense de cette jeune militante indépendantiste, saviez-vous que vous en feriez l’un des dossiers les plus emblématiques de la guerre d’Algérie ?
Non, bien sûr. Mais Djamila Boupacha représentait tout ce que je voulais défendre. Son dossier était même, dirais-je, un parfait condensé des combats qui m’importaient : la lutte contre la torture, la dénonciation du viol, le soutien à l’indépendance et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la solidarité avec les femmes engagées dans l’action publique et l’avenir de leur pays, la défense d’une certaine conception de la justice, et enfin mon féminisme. Tout était réuni ! Le cas était exemplaire. La première fois que je l’ai vue dans la prison de Barberousse à Alger, elle boitait, elle avait les côtes brisées, les seins et la cuisse brûlés par des cigarettes. On l’avait atrocement torturée pendant trente-trois jours, on l’avait violée en utilisant une bouteille, lui faisant perdre ainsi une virginité à laquelle cette musulmane de 22 ans, très pratiquante, tenait plus qu’à sa vie. Elle avait pourtant reconnu les faits dont on l’accusait : agent de liaison du FLN, elle avait déposé un obus piégé dans un café d’Alger le 27 septembre 1959, engin qui avait été désamorcé à temps et n’avait donc provoqué ni victimes ni dégâts. Pourquoi s’était-on acharné sur elle ? Massu voulait qu’elle parle, qu’elle livre des réseaux de militants, qu’elle dénonce ses « frères ». Elle ne l’avait pas fait. Il fallait donc urgemment sauver cette jeune fille qui risquait la peine de mort. Il fallait dénoncer les sévices qu’elle avait subis et porter plainte en tortures pour que ses bourreaux soient punis. Il fallait en faire le symbole, aux yeux du monde entier, des ignominies commises par la France. Tout a été fait, à Alger, pour empêcher une défense normale de Djamila et étouffer l’affaire. Mais je me suis battue. Elle est devenue mon obsession. À peine rentrée à Paris – mes autorisations de séjour à Alger étaient limitées au strict minimum et exigeaient parfois que je quitte l’Algérie la veille de l’audience –, j’ai tout fait pour ameuter l’opinion. J’ai écrit à de Gaulle, Malraux, Michelet, afin qu’on ne dise pas : « Paris ne savait pas… C’était Alger ! » J’ai informé François Mauriac qui officiait dans L’Express, Hubert Beuve-Méry, le patron du Monde qui m’a longuement reçue et voulait tout savoir, Daniel Mayer, le président de la Ligue des droits de l’homme. Surtout, j’ai raconté en détail à Simone de Beauvoir, lors d’un long rendez-vous dans un café près de Denfert-Rochereau, l’histoire de Djamila et les tortures subies. Je ne doutais pas un instant de son soutien ardent. Elle a tout de suite cherché l’outil pour déclencher des réactions et alerter l’opinion. Ce fut un article implacable qu’elle écrivit en une du Monde le 2 juin 1960 et qui s’intitulait : « Pour Djamila Boupacha ». L’affaire était lancée. Le gouvernement fit saisir le journal à Alger, mais des lettres nous parvinrent du monde entier. Et d’anciens résistants, horrifiés, écrivirent que les méthodes de l’armée française leur rappelaient la Gestapo. L’article du Monde nous a valu une petite chicane. Simone de Beauvoir décrivait avec beaucoup de précision les tortures endurées par Djamila, y compris la pire (…) Et l’article fit l’effet d’une bombe. Des personnalités de courants politiques, philosophiques, religieux les plus divers souhaitèrent adhérer au comité « Pour Djamila Boupacha » : Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre, Germaine Tillion, René Julliard, Aragon, Geneviève de Gaulle, André et Anise Postel-Vinay… Même Françoise Sagan, que j’étais allée voir dans sa maison d’Équemauville et que personne n’attendait sur ce terrain.
Son article sur Djamila, paru dans L’Express – « La jeune fille et la grandeur » –, a bouleversé ses lecteurs. Pour obtenir la justice que je voulais, il fallait donc parfois transgresser la loi, et même la déontologie, comme je l’avais pressenti avant ma prestation de serment. J’avais trahi le secret professionnel en divulguant devant l’opinion publique les détails du dossier Boupacha. Mais je lui avais peut-être évité la peine de mort et j’avais attiré l’attention sur un sujet crucial : ces viols commis par les troupes françaises et dont personne ne voulait entendre parler. (P.28-29)
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire