Depuis Mohamed Magani, auteur de sept romans, deux recueils de nouvelles (en anglais), deux essais, l’un sur Ibn Khaldoun l’autre sur l’enseignement primaire, signe son nouveau roman, Rue des Perplexes, (Chihab Editions, 2013).Dans le paysage littéraire algérien, ce que donne à lire Mohamed Magani tient une place toute singulière. De son premier roman (La Faille du ciel, ENAL, 1983) jusqu’au dernier, l’écrivain surprend son lecteur tant par l’architecture des univers romanesques qu’il propose que par les motifs narratifs mis en scène et surtout une écriture où la fantasmagorie joue concomitamment de la distance et du rapprochement avec le réel. L’invraisemblable se noue et se tisse à une réalité donnée. Souvent la déréali donnée. Souvent la déréalisation se fait expression d’un refus et remplit une fonction de dénonciation. L’ironie n’est pas en reste, autant que le fantasque. La position du lecteur n’est pas de tranquillité. Le titre du dernier roman semble vouloir le confirmer. La perplexité est le trait d’union entre le livre et son lecteur.Rue des perplexes comporte trois parties asymétriques par leur volume. La première, «Trois chapitres dans la vie d’une chienne», la plus longue, plus d’une centaine de pages. Le protagoniste Mahyou, résident de «la Cité des enseignants», plutôt un solitaire qui accepte et recherche la seule compagnie d’une chienne, errante, qui finit par être adoptée par tous les habitants et élire domicile dans l’enceinte de la cité. Tous admirent le spectacle de «break danse» qu’elle leur offre. D’elle, ne vient aucun signe de bestialité féline. Son comportement est guidé par une intelligence humaine que tous lui reconnaissent autant que son «instinct civique». Mahyou en est fasciné, «il lui aurait fait la cour si la morale humaine ne s’en offusquait pas.» Lui, le «collectionneur de livres sans les lire» et qui pourtant «vénère le savoir livresque», communique sa passion à la chienne qui apprend à sauver les livres des bennes à ordure. Des stocks se constituent ; peut-être serviront ils à alimenter une probable librairie, une idée suggérée par une bienfaitrice anonyme, de passage, qui glisse dans la poche de Mahyou une enveloppe qui l’aiderait à ouvrir cette éventuelle librairie. Mais les livres serviraient à qui lorsque les enseignants sont «le maillon faible de la société», «une des couches sociales les plus défavorisées», que leur Cité est près de s’engloutir «au-dessous du niveau de la route», où l’on respire l’ennui, où «les heures duraient des jours et les jours des semaines», alors que celle des policiers qui respirent l’opulence à en devenir obèses, s’embellit d’espaces verts…Mais qu’importe, Mahyou a foi en son âme d’archiviste, «son travail s’assimile à celui d’un homme condamné à purger une longue peine sous terre, et en mineur remonte de la richesse en surface.» L’amour des livres, c’est ce qu’il a hérité d’un frère, «un fervent lecteur», «son monde à lui est dans la lecture», parti il y a longtemps, en des contrées lointaines, d’où Mahyou recevait de temps à autre des lettres. La dernière parvenait de Birmanie qu’il essayait de se représenter. Nous ne savons encore rien de l’emploi de Mahyou, sinon qu’il reçoit une lettre de mutation en une ville où tout étranger arrivant demeure pour toujours étranger indésirable. On croit comprendre qu’il est affecté au commissariat de cette ville. Sans raison apparente, ce qui est supposé être son nouveau lieu de travail devient le lieu de son incarcération, le bureau où il se trouve est sa cellule. Il est malmené par ses collègues ; la raison n’en est pas dévoilée. Dans l’anonymat, on essaye par trois fois de lui soutirer de l’argent en contrepartie de sa délivrance. Au dehors le commissariat est assiégé sans relâche par la population déchainée. Que lui reproche-t-on ? L’énigme persiste. Dans ce laps, au milieu du désordre des amoncellements des archives, la tête vagabonde. Des souvenirs d’enfance émergent, parmi eux, celui encore du frère et, par décence ( ?) celui en pointillés du père. À l’écoute d’un «bourdonnement intérieur», il songe à un manuscrit sur la chienne, retracer sa biographie ; comment l’entreprendre, en l’assimilant à une femme ?… Pour cela, il fallait de quoi écrire, et de stylo il n’y en avait point malgré une fouille aussi minutieuse que désordonnée mainte fois répétée. Ces fragments narratifs et autres tribulations cauchemardesques comme par exemple l’allusion à la «décennie noire» ou sa «période bunkérisée entièrement consacrée aux films télé», alternent avec le récit morcelé, réitéré, de l’agitation tapageuse à l’extérieur qui l’incrimine, mais de quoi ? Dans son no mans land, il nourrit l’espoir –la certitude– de voir son seul ami, Lazrag, agir en sauveur ou mieux encore, il est «prêt à croire que son modèle dans la vie –la chienne– peut encore intervenir et lui indiquer la voie hors de l’épreuve désespérée qu’il endure.» La deuxième partie, «Chapitre sans âme qui vive», réduite à quatre pages, sans lien apparent avec le récit antérieur, introduit une rupture dans le fil narratif. Il s’agit de la description d’un lieu souterrain maintenant désaffecté, une cave avec ce qui s’y trouve, «aux émanations maléfiques d’une époque à peine révolue». Le mot ‘’torture’’ n’est pas employé, mais il prend la dimension d’un long passage à valeur probablement autobiographique du fait de l’usage de l’italique :
«La cave, je n’ai pas lu sa description ni inventée non plus. Je l’ai vue de mes propres yeux en compagnie de mon père, avant l’arrivée et l’installation des tout premiers éléments de la police. L’indépendance était encore jeune et j’étais un enfant avide d’entendre les histoires extraordinaires et les récits vivants des libérateurs. La bouche close, mon père avançait dans la cave dupas de visiteur de musée. Il s’arrêtait devant chaque pièce et se perdit dans sa contemplation. Il n’avait pas prononcé un mot, depuis notre arrivée jusqu’au départ, salués par le nouvel habitant des lieux. Je n’osais provoquer le réveil de douloureux souvenirs. Prisonnier dans la cave d’un colon : ainsi résumait-il sa longue disparition l’été 1960. Jamais plus, depuis notre visite à son lieu de détention jusqu’à son dernier souffle, il ne l’évoqua ou ne fit allusion à quoi que ce soit en rapport avec un soussol meublé d’une singulière collec meublé d’une singulière collection d’instruments. De mon côté, je repensais à la cave quand je passais et repassais devant le commissariat, souvent sans idée précise quant à ma présence dans les parages.»Cette partie indépendante de la précédente mais incluse dans le roman pourrait remplir une fonction métonymique et signaler que la torture morale, psychologique que subi Mahyou dans le commissariat-cellule rappelle celle d’un autre temps.La dernière partie «Deux chapitres dans la vie d’un homme» compte trente-cinq pages qui constituent l’épilogue de l’histoire de Mahyou. Un policier colosse entre en scène, lui aussi a un frère voué aux livres, «une anomalie» qui fait de lui «un étranger» dans une famille d’illettrés, et qui possède la recette du bonheur, à la manière d’un Raymond Queneau livrant celle Pour un art poétique :
«Recette pour le Nouvel An. Prenez douze mois. Lavez-les soigneusement de toute amertume, haine et jalousie. Redonnez-leur autant de fraîcheur que possible.Coupez ensuite chaque mois en vingt-huit, trente ou trente et une parts différentes, mais sans préparer l’ensemble en une seule fois. Chaque jour, vous en préparez un avec ces ingrédients :Mélangez bien une part de confiance, une part de patience, une part de courage et une part de travail.
Ajoutez à chaque jour avec une part d’espoir, de fidélité, générosité et bonté. Malaxez avec une part de paix, et une bonne action. Assaisonnez d’entrain, de rire, une pincée d’amusement et une bonne cuillerée de bonne humeur.
Versez le tout dans un récipient d’amour. Laissez mijoter longtemps sur une joie radieuse. Garnir avec un sourire, et servir avec douceur, générosité et gaité.»Recette qui prête à l’illusion du rêve au cœur du réel désabusé et du ‘’désordre des choses’’, cela même qui invite Mahyou à «s’atteler à l’élaboration de «La chienne ivre, éloge de l’aboiement civique.» On ne manquera pas de noter le pincement ironique qui s’inscrit ici.
Alors que le policier colosse s’avère l’auteur des lettres anonymes de la rançon réclamée fi nalement ouveréclamée fi nalement ouver finalement ouvertement et jusqu’au dernier centime ; que par lui on apprend le motif –de toute invention– de l’enfermement de Mahyou «pour avoir prétendument tabassé, avec une rare sauvagerie, un adolescent dans l’enceinte même du commissariat», la dernière page du roman, en italique, revient à Lazhar, l’ami, qui de l’extérieur, par des signes énigmatiques, parvient à guider Mahyou dans son évasion jusqu’à l’orienter vers la route des clandestins «pour aller au-delà de la mer.» Pour sa délivrance, il fallait emprunter le passage par la cave. C’est alors que la cohérence du texte est rétablie. Là est la finalité de la deuxième partie donnée initialement comme une parenthèse sans rapport immédiat avec l’histoire. Le roman noir un peu à la Hitchcock de Mohamed Magani glisse dans la moulure d’une fable burlesque et loufoque qui dit et mine tout à la fois ce qui se prête à une réalité qui traque l’imaginaire toujours sensible à la poésie et aux lumières de l’esprit. Ce roman est le premier volet d’un diptyque. Il met l’accent sur les tribulations de l’univers intérieur du personnage central. Le second est en cours d’écriture où se projette un changement de point de vue ; c’est sur Lazhar observateur du monde extérieur que portera cette fois-ci la focalisation.Dans des projets futurs, Mohamed Magani veut explorer la «conscience écologique». C’est ce qu’il appelle «Le romantisme du XXI° siècle», lui qui retient de Michel Serres, comme il se plait à le souligner, la nécessité de substituer au «Contrat social» de Rousseau «le contrat naturel». Voilà qui éveille la curiosité du lecteur.
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