L’ivrEscQ : Aung San SyuKi, la grande dame de l’opposition birmane, est votre héroïne préférée dans la vraie vie, pourquoi elle ?
Margie Orford : Aung San SyuKiest une femme de grande rectitude et principes moraux. Comme Nelson Mandela et Mahatma Ghandi, elle possède à la fois une clarté de pensée et une éthique pour savoir comment endurer le pire qu’un Etat puissant et répressif peut lui infliger, et prendre le dessus sur lui. Elle est l’incarnation du fait, que parfois un engagement moral en faveur de la liberté de pensée, de l’action peut l’emporter. Pour moi, elle représente un certain réconfort moral, en ce sens qu’il y a une manière d’être serein et sûr et, finalement de s’en sortir vainqueur de l’étroite, violente volonté de pouvoir qui semble caractériser ce monde que nous tous partageons. C’est un contrepoids et la démonstration de ce qui est noble chez l’être humain. Elle est, en ce qui me concerne, cette petite créature ailée – l’espoir – qui s’est échappée de la boîte de Pandore de la répression politique et de la souffrance qui ont défini notre temps.
L. : Vous avez vous-même connu la prison. Dans quelles circonstances ?
M. O. : On m’a jeté en prison en 1985 pendant l’Etat d’Urgence qu’avait déclaré le gouvernement Apartheid de l’Afrique du Sud. Ce fut un temps où des milliers de Sud-Africains furent arrêtés et emprisonnés sans jugement. J’avais 21 ans et passais les examens finaux à l’Université de Cape Town ; je protestais, avec d’autres étudiants, dans une manifestation contre l’orgie de violence qui s’était abattue sur l’Afrique du Sud. Je suis blanche, née, comme la majorité des Sud-Africains blancs, avec tous les privilèges politiques et économiques en raison de la bénédiction arbitraire (ou malédiction) de la couleur de ma peau. Cependant, je ne pouvais jamais ignorer l’injustice et la répression. Il ne me semblait pas éthiquement possible de jouir d’un tel luxe au prix du violent assujettissement de la grande majorité des Sud-Africains. Je me suis alors engagée dans la politique auprès d’autres étudiants, comme journaliste principalement. J’ai passé mes examens finaux – philosophie et anglais – en cellule. Une expérience salutaire pour quelqu’un de jeune et naïf. Je fus accusée, avec d’autres étudiants, de trahison. La disproportion entre la réponse de l’Etat et la voix naturelle et démocratique de la protestation était tellement grande, tellement excessive et violente, qu’elle me permit – je crois – de comprendre et de mesurer d’une manière fondamentale les dangers des pouvoirs illimités de l’Etat. Le juge devant qui j’apparus leva les accusations et je fus libérée après quelques semaines, mais l’expérience me resta toute la vie, et la détermina durablement sur près de 30 années, dans ma vie publique et dans ma carrière d’écrivain à la fois.
L. : Vous êtes née à Londres, avait grandi en Namibie, éduquée en Afrique du Sud et aux Etats Unis, et vivez aujourd’hui à Cape Town, vos livres semblent suivre l’itinéraire de votre vie. Roses de Sang se déroule en Namibie…
M. O. : Toute écriture est inévitablement autobiographie. Pas nécessairement l’histoire de notre fastidieux quotidien et des amours et des déceptions, mais une autobiographie
des choses fondamentales qui nous façonnent. En ce qui me concerne, la violence est ce qui m’a le plus formée. Le système sud-africain de la ségrégation raciale était la violence politique ultime – maintenue en place par la violence de l’Etat et qui était, à mes yeux, une interminable et nondéclarée guerre civile qui précéda la solution politique majeure lancée par Nelson Mandela au début des années 90. Mais le pays d’où je viens – ma propre histoire personnelle comme fille de colonialistes et de colons – est profondément imbriquée dans cette histoire et c’est quelque chose qui devait «sortir», dont je devais accoucher, mettre au jour, de sorte qu’elle puisse être examinée et comprise et revécue dans l’empathie de la lecture que la littérature autorise. J’ai été une journaliste toute ma vie, mais je sais que dans le journalisme on ne fait qu’aligner les faits, on ne peut aller – je ne peux aller –à la vérité. On ne peut le faire qu’à travers la fiction. Ma préoccupation donc, a été la violence sous toutes ses différentes formes. Les livres que j’ai écrits – y compris Roses de sang qui se passe dans le désert de Namibie –traitent chacun des aspects de la violence politique et sociale qui a prévalu dans cette plutôt merveilleuse partie du monde. Ceci dit, la violence dans ses myriades de formes s’accompagne toujours de résilience. Les êtres humains survivent, trouvent les moyens de contrecarrer les tentatives de les priver de la langue et de l’éthique et de la moralité qui contestent la violence. Mon écriture – fiction et nonfiction – est le moyen d’explorer et de célébrer cela. J’ai opté pour le polar, non parce que c’est un genre populaire, mais en raison de la plus simple des questions qu’il pose : pourquoi cela est arrivé. Tout le monde le sait, les questions les plus simples sont les dures à leur trouver des réponses.
L. : Vous êtes considérée comme la reine du polar sud-africain. Avez-vous été influencée par d’autres rois ou reines du genre, ou peut-être par d’autres écrivains du roman policier non couronnés ?
M. O. : Je lis tout le temps –et je ne suis pas une snob littéraire –j’ai donc lu un grand nombre de romans policiers, mais curieusement je n’ai pas été influencée par leurs auteurs. Je dois dire toutefois que j’ai appris beaucoup de quelques-uns parmi les meilleurs : Elmore Leonard, Ian Rankin, John Pelecanos et d’autres. Je crois que les écrivains qui m’ont le plus influencée écrivent d’une façon différente, parce qu’il n’existe pas de littérature sans crime quelque part, ou pêché. Les romans de J.M. Coetzee ont exposé la brutalité au cœur de l’Afrique du Sud. Kafka et sa vision de la terrifiante absurdité que confronte l’homme ordinaire. La conscience inébranlable de Georges Orwell, Camus, Nabokov, Alice Munro, Echyle, Sophocle – toutes ces restitutions de crimes profonds et mythiques. Même Jane Austen avec ses observations caustiques sur comment les femmes négocient les limites imposés de leur monde social étroit et comment elles les adaptent à leurs ambitions. Il y en a tellement. Par beaucoup d’aspects, mes romans policiers sont une façon de défamiliariser le familier, d’exposer ce qui se trouve sous les mensonges confortables en surface. Comment dépasser la peau de la réalité, comment sonder les ténèbres du cœur ?
L. : Le journalisme vous a-t-il aidé à devenir auteur de romans policiers. Vous êtes une journaliste reconnue.
M. O. : Le journalisme nous apprend la nécessaire discipline des délais et l’économie de la langue. Il nous apprend une manière d’écrire qui est en apparence objective, et qui guide pourtant le lecteur jusqu’aux sentiers obscurs de l’esprit et du monde où vous voulez le mener. Alors, oui, le journalisme a été important pour moi. C’est également à titre de journaliste que j’ai commencé à faire des recherches sur l’incroyable violence criminelle qui explosa en Afrique du Sud fin 1994. Les journalistes sont des gens simples.Nous avonsaussi une seule question : pourquoi? C’est en cherchant la réponse à cette question, auprès des victimes, des responsables et survivants de la violence, auprès de la police, que la possibilité de la fiction, du roman policier s’ouvrit devant moi. C’était une façon pour moi de rendre le familier étrange – ce qu’on ne peut faire que dans la fiction – et de rechercher ce qui nous détermine.
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