Par Emmanuel ROBLES de l’Académie Goncourt
J’ai connu Mouloud Feraoun en 1932, à l’Ecole normale d’Alger, une immense bâtisse sur les collines de Bouzaréah, au-dessus de la baie, et tout entouré de jardins et de pinèdes. C’était un grand garçon maigre, souriant ou rêveur, descendu de ce massif de Kabylie qui barre l’horizon à l’est de la ville et dont les neiges, par temps clair, brillent en hiver. Feraoun appartenait à une famille de paysans très pauvres. J’ai vu sa maison natale, une seule pièce dans laquelle on pénétrait par une porte basse, en courbant le dos. L’unique fenêtre encadrait la chaîne du Djurdjura et faute de cheminée, c’est par cette même fenêtre que partait la fumée du kanoun.
A Bouzaréah, il sortait peu non seulement parce qu’il travaillait beaucoup mais parce qu’il manquait d’argent pour se rendre en ville. Nous étions assez nombreux dans le cas et partions le dimanche explorer les ravins où se cachaient les belles villas du temps des Turcs, enjolivées de colonnades et de coupoles entre les palmiers et les aloès. Bien que l’école comportât des terrains de jeux, des courts de tennis et même un fronton de pelote basque, Feraoun ne pratiquait aucun sport et utilisait ses loisirs pour de grandes lectures. Ce fut à cette époque qu’il connut les auteurs russes qui devaient avoir sur lui une si forte influence, de Gorki à Gogol et de Tchékov à Dostoïevski. Comme je dirigeais à l’époque une petite revue estudiantine intitulée Le Profane, j’obtins qu’il y collaborât et il le fit de bonne grâce à deux ou trois reprises. Il était très apprécié de tous ses condisciples à la fois pour sa douceur tranquille et son scepticisme amusé. Les événements qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, et la Guerre elle-même, nous séparèrent des années durant. Il fut exempté du service national par tirage au sort selon le Code de l’Indigénat. Pour ma part je dus rejoindre l’armée dès 1937 pour être libéré en 1946.
Ce fut en 1949 que le hasard nous réunit de nouveau en Kabylie à l’occasion d’une représentation de théâtre amateur sur une place du village. J’animais alors une jeune compagnie qui jouait une comédie de Garcia Lorca. Feraoun vint assister au spectacle et notre amitié se renoua comme aux beaux jours de Bouzaréah mais, par une pudeur qui était l’un de meilleurs traits de son caractère, il ne me dit rien d’un roman qu’il écrivait et qu’il édita à compte d’auteur. J’en reçus un exemplaire l’année suivante avec pour dédicace : « A Em. R., avec toute mon admiration et au risque de lui paraître ridicule. » Je lui reprochais, non sans véhémence, cet excès de discrétion et alertai Le Seuil à Paris. On fit donc un second tirage de Le Fils du pauvre qui obtint un vif succès et attira sur l’auteur l’attention d’Albert Camus.
Le roman suivant, La Terre et le sang, plus ambitieux et couronné en 1953 par un prix littéraire, lui valut un plus vaste public sans que les éloges et les marques d’estime entament sa modestie foncière. Je le rejoignais souvent à Fort-National où il dirigeait un collège sur une crête au-dessus du moutonnement des massifs, dans le haut-pays kabyle. Tout le bruit sur son livre lui faisait plaisir, certes, le laissait surpris et même effarouché. Ce fut dans ces années qu’il découvrit les grands romanciers américains qui le subjuguèrent : Hemingway, Caldwell, Steinbeck (…)
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Une Réponse pour cet article
J’ai lu avec délectation tout ce qui a été écrit sur Mouloud Feraoun, particulièrement le témoignage émouvant et sincère d’E. Roblès, un homme aux grandes qualités humaines. MERCI!
Je souhaite que l’on consacre un numéro spécial à notre génie littéraire: KATEB YACINE, dont j’ai lu et relu avec grand plaisir, une bonne centaine de fois NEJMA, ce « poème » autant qu’un roman…
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