Elle était sa note de cristal, Son instant de renaissance. C’est vrai qu’un langage inédit s’était répandu à la faveur de l’étrange phénomène qui s’était emparé d’une société astreinte jusque-là sinon à une discipline et à un savoir-vivre rigoureux,du moins à une sorte de respect d’elle-même. Une sorte de débridement inexplicable avait peu à peu rendu caduques toutes les règles grâce auxquelles le pays était resté réfractaire durant des siècles à toutes les manoeuvres de dénaturation. Lui, avait toujours observé cette agitation fiévreuse avec une souveraine et muette réprobation.
Il n’y avait dans son attitude pas plus de mépris que d’indifférence. Ce n’était pas non plus la posture de détachement que l’on adopte face aux choses de peu d’importance. Bien au contraire. Cela procédait plutôt de son étonnement chaque jour plus grand devant des comportements inconnus jusque-là et de son intime conviction que l’essentiel et l’accessoire n’ont jamais fait bon ménage. Lui faisait partie de ceux qui voient dans la rose et le cristal deux représentants vivants et splendides des règnes végétal et animal. Lorsqu’il cédait au besoin impérieux de la rejoindre, parce qu’il n’appréciait jamais mieux qu’à ses côtés l’air même qu’il respirait et qu’il éprouvait le sentiment d’avoir dérobé au néant une part de félicité, il ne se présentait jamais sans une rose à la main. Une seule. Blanche. Epanouie au bout d’une longue tige. Soigneusement voilée de cellophane. Il se délectait de l’exquise spontanéité de son accueil, etle sourire sublime qui éclairait son visage lorsqu’elle saisissait délicatement la fleur et en humait longuement le parfum était pour lui leplus délicieux des remerciements. A ses yeux, elle possédait toutes les qualités du cristal le plus limpide.
Elle était verre et métal et lorsqu’elle paraissait, l’espace autour d’elle était transfiguré, inondé d’une clarté dont elle était la source. Cela tenait du prodige. Il puisait en elle et chez elle l’assurance que le monde comptait encore des êtres d’exception, n’en voulant pour preuve que le fait qu’elle existait et qu’ils appartenaient tous deux à cette espèce en voie de disparition des « empêcheurs de penser en rond». Dont l’extinction, de toute évidence, n’allait affecterpersonne. Lorsqu’il lui affirmait que sans elle, son cheminement en ce monde n’aurait eu ni sens ni but, la phrase lui paraissait d’une banalité pitoyable au regard de ce qu’il ressentait pour elle et qui était proprement inexprimable. C’était pur vérité, pourtant, mais les mots par lesquels il tentait de l’en persuader se refusaient à ses lèvres comme si l’évidence de son attachement pour elle les rendait dérisoires ou superflus et le silence leur était souvent le plus expressif des langages. Elle était venue dans sa vie d’une façon tellement inattendue ! Quasiment par effraction tant il croyait avoir verrouillé toutes les issues. Elle s’était infiltrée dans son univers à pas de velours, avec l’attention subtile de n’y rien déranger. Avec une infinie douceur. Et elle avait su rendre sa présence, de jour en jour, indispensable, vitale. Elle avait conquis en lui un espace si vaste que même s’il advenait que durant des jours et des semaines elle ne se manifestât pas, il demeurait empli d’elle, de la tranquille certitude qu’elle était présente, peut-être ailleurs mais jamais trop loin, jamais hors de portée… A l’instant précis où son esprit la désirait, comme si le message lui parvenait aussitôt – et il ne s’était jamais expliqué ce phénomène de communication extrasensorielle – il lui émanait d’elle un appel, sous les formes les plus surprenantes. Le téléphone sonnait à la minute même où son nom se faisait entendre en lui. Ou alors, elle apparaissait, comme surgie du néant. Il se levait alors autour de lui, du seul fait de son apparition, comme une merveilleuse aurore, et l’indicible sensation de renaître se diffusait à travers tout son être comme un fluide vivifiant.
C’est vrai. Lui, ses heures et ses jourss’épuisaient à mettre à l’épreuve ses capacités de résilience face à toutes sortes de personnages que,n’étaient-ce les prosaïquesdevoirs de coexistence et la crainte d’enfreindre les sacro-saintes règles de conduite tenues de ses parents comme des reliques, il n’eût pas gratifiés d’une simple parole. Pas même de la formule de salutation à laquelle, au demeurant, plus personne ne se sentait tenu de répondre par ces temps de grave déliquescence morale. Il était rassuré, la sentant, la voyant, la pressentant, l’espérant, de constater que son monde n’était pas composé que de créatures négatives, de flagorneurs de touscalibres, d’égoïstes et d’incapables dont l’unique talent, inimitable celuilà, était d’entretenir autour d’eux un bruissement de ratiocinations critiques sur tous les sujets : l’actualité mondiale, le système, le régime, l’histoire, la religion, les autres, ces centres d’intérêt largement ouverts au verbiage des brasseurs de vent. Des bulles de médiocrité, désespérément infécondes et hypocrites, inaptes à enfanter de ces grands projets qui affirment et confirment le génie d’un peuple ; tout juste bonnes à se répandre en calomnies sur leurs contemporains, souvent sur ceux-là mêmes dont on les croyait amis ou alliés inconditionnels.
Il admettait volontiers que la volonté, l’intelligence et l’ambition butent souvent sur les murs de contingences insurmontables. Il était enclin à l’indulgence lorsqu’il avait à faire à ceux dont les compétences et les initiativesétaient mises en échec par des conjonctures inhibantes.
Mais ceux-là ne couraient pas les rues. Ils allaient dissimuler leurs rancoeurs et leurs frustrations hors des cénaclesvaniteux et des assemblées de laissés pour- compte. Souvent, par défi, il avait joint sa voix, le temps de prendre la mesure de l’interlocuteur, à celles de compagnons de table ou de comptoir en mal d’auditoires complaisants, pour stigmatiser l’anomie et tenter d’en localiser l’origine et escompter les effets. Il émergeait de ces conversations l’esprit recru de fatigue, avec la ferme résolution de ne plus s’y laisser prendre, tantôt fort de l’idée que l’histoire suivait son cours imprévisible et qu’il en était exclu, tantôt confirmé davantage encore dans le bien-fondé des valeurs qui avaient toujours gouverné sa vie. Mais comme il se sentait fragile et vulnérable sous ce déferlement d’énergies destructrices ! Non, ce n’étaient pas ses conceptions qui étaient devenues obsolètes ; ce n’était pas non plus le monde qui avait changé, ni les idées des autres qui investissaient des territoires intellectuels encore inexplorés. Même si les extraordinaires performances de la communication en avaient fait un village, le monde étalait, juste sous des formes différentes et de nouveaux décors, les dramatiques scénarios de la condition humaine. Mais d’où venait donc ce désarroi qui s’abattait sur la société ?
Ce pouvait être le premier effet majeur d’unvent délétère soufflant de partout en une tempête insidieuse qui dévastait les esprits, ébranlait les ncrages. Alors, ilfaisait l’effort d’échapper à la contagion et croyait y parvenir tant que ses arguments, lorsqu’il s’autorisait à les exposer, portaient encore et laissaient parfois l’auditoire sans réplique ou avec le seul choix de lesadmettre. S’il ne s’aventurait jamais dans des domaines qui échappaient à sa qualification, son savoir était ferme et constamment mis à jourquoiqu’il subordonnât constamment l’expression de ses opinionsaux formules délicates « je pense… je crois… à mon avis… il me semble ». Il avait appris qu’on est plus agréable dans la posture de l’auditeur que danscelle de l’orateur. Il avait la faiblesse de s’astreindre à être agréable, au besoin à son corps défendant, et n’arborait les indices de son irréfutable supériorité, peut-être involontairement hautaine,que dans les cas où, à bout de toléranceface au déferlementde certitudes ineptes etd’idées définitivement arrêtées, à l’extraordinaire propensionau mensonge et à la délation, sa longanimité était mise à bout et qu’il ressentait comme un scrupuleencombrant et inutile la crainte de blesser. Il se connaissait une pleine liste dedéfauts communs dont il se savait inapte à se défaire, mais le plaisir d’offenser n’y figuraient pas et ce n’était pas la moindre de ses satisfactions. Car, dans les milieux qui lui étaient familiers, l’agressivité gratuite etl’animosité sans objet étaient cultivées comme des vertus cardinales. Chaque fois qu’il était contraint à la riposte par une sorte de droit de légitime défense, il s’en voulait après coup et déplorait sa faiblesse.
En allant la retrouver, il réintégrait les territoires bénis de la vérité. Avec elle, il n’avait nul besoin de farder ses émotions, ses propos et ses idées, de brider ses gestes et ses expressions. Elle savait le pouvoir balsamique de sa voix sur lui et en usait sans parcimonie. Et par la magie de ses mots, de ses rires et de ses silences, elle créait ce havre de sécurité, de générosité, de confiance et d’immense tendresse dans lequel il s’immergeait sans un regard en arrière. Dieu, qu’il était délicieux de se sentir libre de toute entrave ! De se lover dans le refuge protecteur d’un amour absolu et pleinement assumé ! Serait-elle un ange ou n’était-elle qu’une femme aimante et aimée dont les seules qualités étaient celles qu’il lui attribuait ? Il n’aurait su le dire. En fait, de telles questions ne lui venaient même pas à l’esprit. Il était heureux et le bonheur refuse les explications et les analyses.Le bonheur déteste livrer ses secrets. On le vit et on en sait gré à la Providence. Et il vivait le sien comme une halte mystique, une fervente communion avec les forces du bien dont il souhaitait ne jamais voir la fin. Mais la fin pointait. Proche ou lointaine, elle était incontournable, effrayante. Il sentait de plus en plus souvent planer comme une indéfinissable menace audessus du domaine de lumière qu’il tenait soigneusement hors des regards.
A ces moments-là, si fugaces fussentils, la nuit s’abattait subitement sur lui. Et il avait mal à la seule pensée de ne pouvoir confier à nul être au monde, pas même à elle, sa douloureuse appréhension du réveil brutal.
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