Autour d’un dramatique sujet d’actualité – les prises d’otages récurrentes au large de la Somalie -, Yasmina Khadra, au sommet de son art, construit un roman éblouissant, mêlant suspense, récit d’aventures et histoire d’amour.
Le narrateur Kurt Kraussmann, médecin et époux comblé, mène une vie paisible et bien rangée à Frankfurt. Son quotidien se limite à des allers-retours entre son cabinet de consultation et son appartement bourgeois. Dès le premier chapitre, le narrateur aborde l’amour enfiévré qu’il porte à sa femme :
« En rencontrant Jessica, j’ai rencontré le monde, je dirais même que j’ai accédé à la quintessence du monde. Je voulais compter pour elle autant qu’elle comptait pour moi, mériter la moindre de ses pensées, occuper jusqu’au cadet de ses soucis; je voulais qu’elle devienne ma groupie, mon égérie, mon ambition ; je voulais tant de choses, et Jessica les incarnait toutes. En vérité, c’était elle la star et elle illuminait mon ciel en entier. J’étais au comble du bonheur. Il me semblait que les étés précoces naissaient dans le creux de ma main. Mon cœur battait la mesure des moments de grâce. Chaque baiser posé sur mes lèvres avait valeur de serment. Jessica était mon sismographe et ma religion, une religion où le côté obscur des choses n’avait pas sa place, où la prophétie se résumait à un seul verset : je t’aime… » Mais un soir, sa vie bascule. Il retrouve son épouse, Jessica, gisant dans sa baignoire, elle s’était donné la mort. Ce drame familial aussi violent qu’inattendu précipite Kurt dans le désespoir. Afin de l’aider à surmonter cette terrible épreuve, son meilleur ami, Hans Makkenroth, un riche homme d’affaires, veuf lui aussi, qui s’est lancé dans l’humanitaire depuis le décès de son épouse, lui propose de l’emmener sur son voilier jusqu’aux îles Comores, à l’occasion d’une mission. Kurt accepte alors de participer à ce voyage thérapeutique. Rapidement, la trame narrative change de contexte. Une nuit, le voilier est attaqué par des pirates au large des côtes somaliennes. Kurt et Hans sont enlevés et conduits en détention dans un camp clandestin. Dans leur geôle improvisée se trouve déjà Bruno, un otage français que tout le monde semble avoir oublié, qui tente péniblement de concilier sa passion pour le continent africain avec l’angoisse de sa captivité : «J’ai voulu être des leurs et, consentant et sans regrets, j’ai partagé équitablement leurs turpitudes. J’ai, pour l’Afrique, une vénération quasi religieuse. J’aime ses hauts et ses bas, ses calvaires inutiles et ses rêves déphasés, ses misères splendides comme des tragédies grecques et sa frugalité qui est toute une doctrine, ses épanchements exagérés et son fatalisme. J’aime tout de l’Afrique des déconvenues qui ont jalonné mes pérégrinations jusqu’aux mirages qui se jouent des naufragés. L’Afrique, c’est une certaine philosophie de la rédemption. »
Le voyage thérapeutique se mue alors en une lente descente aux enfers dans un redoutable huis clos avec de dangereux mercenaires sans pitié. Victimes d’une détention à l’issue incertaine, de conditions de vie innommables, Kurt et Hans devront lutter pour survivre. Dans ce voyage saisissant de réalisme qui nous mène de la Somalie au Soudan, l’auteur nous invite à découvrir une Afrique orientale, sauvage, inquiétante, fière et irrationnelle. Au fil des pages, le lecteur assiste à la transformation de Kurt dont le regard s’ouvre à un univers jusqu’alors inconnu de lui : « Les minutes d’étirent comme des élancements, cherchent à m’écarteler. Il n’est pire supplice que l’attente, surtout lorsqu’elle ne débouche sur aucune certitude. J’ai l’impression de fermenter. Je ne tiens plus en place. Ma couche est faite d’épines. Je n’ose plus regarder par la lucarne ni sortir dans la courette. J’ai peur de chaque instant qui m’égratigne telle une griffure. » Avec L’équation africaine, Yasmina Khadra renoue avec ce thème qui lui est cher, choc des cultures et des mentalités. Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de la célèbre trilogie (Les hirondelles de Kaboul, L’attentat et Les sirènes de Bagdad) consacrée aux grands malentendus qui bouleversent les rapports humains de nos jours. Au sommet de son art, le romancier fait découvrir aux lecteurs une galerie de personnages cacochymes, effrayants, émouvants, des personnages originaux hauts en couleur qui ne laissent jamais indifférents, à l’instar de Joma. Selon ce mercenaire sanguinaire, en Afrique il n’y a pas de touristes, seulement des voyeurs. Paradoxalement, cette brute épaisse, adepte de la violence et des citations philosophiques, semble plus que jamais décidé à changer le regard de Kurt sur l’Afrique : « Je suis horrifié par ce personnage. Il cognerait mille fois que j’en serais écœuré et indigné de la même façon. Mon rapport à Joma a pris un caractère strictement personnel : je le hais pour ce qu’il représente à mes yeux : un monstre à l’état brut, droit sorti de la gangue originelle, avec la violence instinctive des toutes premières frayeurs et des toutes premières hostilités ; un grand diable taillé dans un bloc de granit et ne pouvant prétendre à un aspect autre que celui de sa brutalité… » Un personnage qui forge l’admiration de Chaolo, benjamin des geôliers, dont la seule existence résume à elle seule le drame des enfants soldats. Kurt se liera rapidement avec Chaolo, alias Blackmoon, candide des temps modernes, tiraillé entre son désir d’évolution au sein de la troupe des pirates et ses souvenirs d’enfant d’avant le chaos. Avant l’explosion de la bombe qui ravage le marché de son village natal, il incite Joma à « partir à la guerre » et lui à le suivre : « Un jour, on finira par me donner un nom de guerre. Y a pas de raison. J’suis un guerrier comme les autres… Tout le monde a un surnom, pourquoi pas moi ? (…) ça me botterait d’avoir un surnom, ajoute-t-il dans un souffle fiévreux. Ça ferait de moi quelqu’un… Un surnom qui sonne bien, qu’on ne risque pas d’oublier… Blackmoon, par exemple… »
Dès leur rencontre, Blackmoon suscite la curiosité, puis l’empathie de Kurt. Dans ce roman, l’auteur ne propose pas une simple aventure sur la piraterie mais humanise les pirates, et nous fait comprendre à travers leurs agissements les mentalités d’un continent pour qu’on saisisse ce triste phénomène d’actualité qu’est l’Afrique et sa complexité. Cet ouvrage de 323 pages répond à une véritable pédagogie de lecture. L’écriture est déliée, le rythme très travaillé. Suspense et rebondissements jalonnent ce récit. Un récit où l’auteur s’efface au profit de ses personnages, des personnages troublant de crédibilité. Souverain de son sujet, le romancier parvient avec brio à conférer une authenticité à toutes les situations originales qu’il décrit. Structuré en trois parties : Frankfurt, Blackmoon, Retours. L’équation africaine à des accents de tragédie grecque de la renaissance. Divisé en trois actes dont le dénouement n’est pas toujours fatal. L’exposition, soit les premières pages de Frankfurt, l’apparition de l’élément perturbateur : la prise d’otage, dans le troisième acte, tout semble encore possible, les protagonistes cherchent une solution, puis l’action se noue enfin et se dénoue au dernier acte, se soldant par la mort d’un ou plusieurs personnages. Si la mort est très présente dans ce roman, l’existence l’est davantage, Kurt devant surmonter son deuil, lutter pour sa survie en détention et, enfin libre, se réadapter au quotidien.
En ce sens, L’équation africaine est une formidable leçon d’espoir mettant en scène un personnage qui touche le fond et luttant pour remonter à la surface. Une fois le livre refermé, on ressort de cette lecture comme grandi, frappé par une force de vie nous confirmant que le meilleur éclaireur reste le livre.
Soraya Boudriche Derrais
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