Mon oncle jurait que j’étais l’enfant béni du clan des Ghous, celui qui restituerait à la tribu des Kadhafa ses épopées oubliées et son lustre d’antan. Ce soir, soixante-trois ans plus tard, il me semble qu’il y a moins d’étoiles dans le ciel de Syrte. De ma pleine lune, il ne subsiste qu’une éraflure grisâtre à peine plus large qu’une rognure d’ongle. Toute la romance du monde est en train de suffoquer dans les fumées s’échappant des maisons incendiées tandis que l’air, chargé de poussière et de baroud, s’amenuise misérablement dans le souffle des roquettes. Le silence qui, autrefois, berçait mon âme a quelque chose d’apocalyptique, et la mitraille, qui le chahute par endroits, s’évertue à contester un mythe hors de portée des armes, c’est-à-dire moi, le frère Guide, le visionnaire infaillible né d’un miracle, que l’on croyait farfelu et qui demeure debout comme un phare au milieu d’une mer démontée, balayant de son bras lumineux et les ténèbres traîtresses et l’écume des vagues en furie.Le cheikh avait horreur des trublions qui ne faisaient que braire et rire sous cape. Quand il mettait le grappin sur l’un d’eux, il arrêtait le cours, nous sommait de former un cercle autour du pris en faute et nous gratifiait d’une terrible séance de falaqa. Ce genre de châtiment me traumatiserait longtemps. Soudain, le cheikh se réveille et son regard fond sur moi tel un rapace. Pourquoi ne récites-tu pas avec tes camarades ? Qu’as-tu fait de ta planchette? Aurais-tu renoncé à ta religion, espèce de chien ? hurle-t-il en se soulevant dans un geyser d’indignation. A la manière de Moïse, il jette au sol sa perche qui se transforme aussitôt en un épouvantable serpent noir, frémissant de toutes ses écailles, la langue fourchue semblable à une flamme jaillissant des enfers. Mon cœur manque d’exploser quand j’identifie Vincent Van Gogh sous le déguisement du cheikh. Je me réveille en sursaut, la poitrine emballée, la gorge aride : je suis dans la chambre d’en haut, sur le canapé qui me tient lieu de lit.
Il m’importait peu de savoir si j’étais le bâtard d’un Corse ou le fils d’un brave. J’étais ma propre progéniture. Mon propre géniteur. Sommes-nous tous les enfants de nos pères ? Issa le Christ était-il le fils de Dieu, ou le fruit d’un viol passé sous silence, ou bien la conséquence d’un flirt imprudent ? Quelle importance ? Issa a su faire de sa jeune vie une infinitude, de son chemin de croix une Voie lactée et de son nom le code d’accès au paradis. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes capables de laisser derrière nous.
Combien de conquérants fabuleux ont engendré de rois fainéants ? Combien de civilisations ont disparu une fois confiées à des héritiers de basse envergure ? Combien d’esclaves ferrés ont brisé leurs chaînes pour bâtir des empires pharaoniques? Je n’avais nul besoin de savoir qui était mon père ni de chercher la tombe d’un illustre inconnu. J’étais Mouammar Kadhafi. Pour moi, le big-bang a eu lieu le matin où j’avais pris d’assaut la radio de Benghazi pour annoncer à un peuple ensommeillé que j’étais son sauveur et sa rédemption. Bâtard ou orphelin, je m’étais substitué au destin d’une nation en devenant sa légitimité, son identité. Pour avoir donné naissance à une nouvelle réalité, je n’avais plus rien à envier aux dieux des mytholo
gies ni aux héros de l’Histoire. J’étais digne de n’être que Moi.
Un guide, même investi d’une mission messianique, ne tend pas l’autre joue s’il a la charge officielle d’un pays. Au contraire, s’il tient à remplir pleinement sa fonction, il lui faut couper la main qui s’est portée sur lui, quand bien même la gifle viendrait de son propre père. De ce côtélà, j’ai la conscience tranquille, la satisfaction du devoir accompli. J’ai tué, torturé, terrorisé, traqué, décimé des familles – je n’avais pas d’autre option. Mais je n’ai pas fait du tort aux innocents. Je n’ai puni que les coupables, les traîtres et les espions. Ceux là, je suis prêt à les affronter le jour du jugement dernier et je les obligerai à baisser la tête, car ils ont fauté… Le peuple aura-t-il l’audace de me regarder en face dans la cour du Seigneur? Qu’aura-t-il à répondre lorsqu’il lui sera demandé : « Qu’astu fait de notre élu ? »… Les mots lui manqueront comme lui manquera le courage de me regarder dans les yeux. Au diable le repentir quand il engendre la damnation. Qui brûle ses chances aura brûlé tous les pardons. La Libye ne verra plus le jour illuminer sa route ; elle n’ira nulle part cueillir des soleils, puisque la nuit sera sa destinée. Soudain, un craquement… quelques cailloux dégringolent dans le fossé, puis une ombre hachure le halo blanc au bout du tunnel. Je distingue d’abord une arme, puis une tête qui se penche… Il est là ! Je l’ai trouvé ! Il est là, mon commandant… Le pas de course se rapproche de nouveau. Des rebelles sautent dans le fossé, le canon braqué sur moi. Mon âme s’extirpe de mon corps. Je plane par-dessus la poussière, vois l’ambulancese frayer un passage dans la cohue pour m’emmener vers j’ignore quel cirque d’horreur, les rebelles célébrant leur messe ignoble, d’autres en train de brandir en guise de trophées les pans de mes vêtements ensanglantés ; je vois la gomme des pneus sur le bitume, les culasses qui scintillent au soleil, les bannières traîtresses claquant au vent, mais je ne perçois ni le tintamarre de la liesse ni le bruit des rafales que les fêtards lancent vers le ciel.Je vois tout, la sueur sur les visages tendus comme des crampes, les yeux à moitié révulsés, la bave épaisse aux commissures des lèvres, la foule qui se félicite à tour de bras, les voyeurs en train d’immortaliser avec leur portable l’instant de toutes les dérives, mais je n’entends rien, pas même le souffle cosmique qui m’aspire. C’est alors que ma mère m’interpelle à travers les mirages. Sa voix me parvient du fin fond du Fezzan rongé par le désert. Je la revois se prenant les tempes entre les mains, excédée par mes turbulences de gamin instable : Tu n’écoutes que d’une oreille, celle que tu prêtes volontiers à tes démons, tandis que l’autre reste sourde à la raison… Et ce n’est qu’à cet instant précis, juste avant de me dissoudre parmi les volutes du néant, que je comprends pourquoi ce diable de Van Gogh à l’oreille mutilée est entré par effraction dans mon sommeil et dans ma folie.
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